
« L’homme se tient sur la jetée à Kamouraska, le garçon est en lui. Les choses naissent et meurent à différentes vitesses, elles entrent dans l’existence, y demeurent plus ou moins longtemps, en sortent. »
Un an avant la mort de cet homme, survenue en 2004, sa fille, Jennifer Alleyn, entreprenait la réalisation du magnifique film L’atelier de mon père, sur les traces d’Edmund Alleyn, dans lequel elle retrace le parcours artistique de son père. Quelques années se sont écoulées, et c’est à présent sur son invitation que Nancy Huston signe Edmund Alleyn ou le détachement, paru chez Leméac en septembre 2011.
Présentant une sélection d’images choisies parmi trois séries de lavis, dont la réalisation s’échelonne sur les trente dernières années de production et de vie de l’artiste, ce livre est un hommage rendu à l’œuvre et à la pensée d’Edmund Alleyn. Pour mieux nous plonger dans l’univers de l’artiste, deux textes, très différents, retracent à leur façon les contours de l’œuvre et du processus qui l’a vu naître : Processus de travail, tiré des notes de l’artiste et Edmund Alleyn ou le détachement, de Nancy Huston. Alors que le premier nous renvoie l’image d’un créateur lucide et rigoureux, le second propose plutôt le récit étincelant d’un homme et de son passage, son transit dans le monde et ses multiples reflets.
Comme bon nombre d’artistes contemporains, Alleyn a rejeté la tradition d’un art discursif issue du récit (tour à tour mythologique, historique ou biblique). Décrivant son processus de création, il parle plutôt de fluctuations, où chaque permutation, chaque substitution d’un objet représenté par un autre, modifie le sens général du tableau. « Ainsi, on pourrait dire que le tableau, dans son état définitif, est constitué des résidus issus de certaines des études. Et leur cohabitation ultime, avec toutes les connotations qu’on voudrait leur accoler, résulte de conditions diverses qui échappent à un processus linéaire de l’esprit. »
Traduisant les œuvres avec sensibilité et finesse, Huston tisse une narration associant adroitement son appréciation des images et sa rencontre avec l’homme. Cette rencontre, posthume, s’élabore d’ailleurs comme les œuvres d’Alleyn, soit à partir de traces, de fragments, laissés comme autant d’indices d’une existence. La présence de l’absence, un thème cher au peintre, s’étend ainsi au-delà des fragments d’intimité (série Indigo), des scènes inoccupées (Vanitas) et de l’espace opaque caractéristique de ses dernières œuvres, néant avalant littéralement toute trace de liens entre les différents objets qui y sont projetés (Éphémérides). Sous la plume chatoyante de Nancy Huston, l’absence est bel et bien présente. Elle s’anime, elle existe. D’ailleurs, elle porte un nom, Edmund Alleyn, et ce nom est lui aussi, déjà, un premier exil.
« You’re not alone, Alleyn. Niemand ist allein. C’est-à-dire no one is alone. No man is an island. Et l’homme l’entend. »
On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Tout le monde connaît ce proverbe signifiant que, malgré les apparences parfois trompeuses, tout est en perpétuel changement, tel le fleuve qui nous semble toujours identique mais dont l’eau n’est jamais la même. Or, Alleyn ne s’intéresse pas au changement, ce principe linéaire à la base de tout récit, et Nancy Huston l’a bien compris. Le sien commence à Kamouraska. Alleyn se tient face au fleuve, debout sur la jetée. Il n’est pas seul, « le garçon est en lui ». Le fleuve, lui, est intemporel, indifférent à tout récit. Il n’a pas de mémoire. « Il coule et miroite, c’est tout ». L’homme envie le fleuve pour son détachement, sa nature amnésique. Devenir fleuve : renouveler constamment ses eaux pour anéantir le lien entre deux baignades, l’histoire dans laquelle elles s’inscrivent. Pour se laver d’un passé douloureux, se détacher. Refuser d’être ce continuum de souvenirs et de pensées. Et l’on imagine le miroitement de l’eau envelopper de sa lumière stroboscopique l’espace environnant, révélant un néant ponctué d’images.
Au fil d’un récit où se dévoilent, par bribes, la vie et l’œuvre d’Edmund Alleyn, Huston superpose les époques et fait cohabiter des personnages anachroniques transitant tous autour de ce point de rencontre commun, magique, qu’est cette jetée donnant sur le fleuve. L’histoire de l’homme, telle qu’elle la raconte, est elle-même construite à la manière de ses tableaux, soit comme une série de variations, de permutations possibles entre les différents événements ou personnages qui la composent. En même temps, chaque personnage, debout face au fleuve, semble contempler un de ses lavis. Sur un même fond, un même fleuve, on observe le miroitement de l’eau, un coucher de soleil, un cargo qui avance lentement, une fillette de neuf ans faisant de grands moulinets avec ses bras…
Mais, cette fois, Alleyn s’est détaché pour de bon.
Big Bang
Du 6 novembre 2011 au 22 janvier 2012, le Musée des beaux-arts de Montréal présente l’exposition Big Bang, réunissant 18 créateurs de différentes disciplines. Nancy Huston et Jennifer Alleyn (littérature, cinéma), Wajdi Mouawad (Théâtre), Marie Chouinard (danse) et Geneviève Cadieux (arts visuels), entre autres, ont eu carte blanche pour interpréter une œuvre de la collection. Pour leur installation commune, Nancy Huston et Jennifer Alleyn animeront le corpus complet des 50 lavis sur papier d’Edmund Alleyn.