C’est un choc. Thure est un livre qui prend aux tripes, qui accroche le cœur. Un livre qui donne envie de vivre en grand. D’aimer, de pleurer. Pas à moitié. De ne plus s’économiser. Mais de s’élancer dans la danse de la vie, avec ses tourbillons, ses naufrages, ses rendez-vous manqués et sa grâce ineffable, qui se donne lorsqu’on ne l’attend plus. C’est un livre qui va puiser loin dans l’ombre pour en faire jaillir la lumière. Qui, comme l’alchimie, transmue la boue en or. Une lumière qui ne peut être telle que parce qu’elle est passée par le pire. Qui acquiert la transparence et le dépouillement de ceux qui ont tout perdu et qui n’ont donc plus rien à perdre. C’est un livre qui porte, lové en lui, le besoin de vivre, quel qu’en soit le prix, le besoin d’aimer, au-delà de l’impossible. C’est une œuvre charnelle, sensible, pleine de rage et de tendresse, qui touche à cette part sacrée, secrète, en chacun de nous, qui fonde notre existence et qui jamais ne peut s’annihiler tout entière.
Je me suis demandé d’où venait cette force. J’ai rencontré Thierry Leuzy pour tenter de sonder le mystère de cette première œuvre. L’homme nous partage sa quête de dépassement, son aspiration à l’absolu, son besoin de se relier à ses frères humains.
— J’ai été sidérée par l’élan, la passion de vie qui parcourt le roman, qui traverse tous les personnages, qui dépasse la mort, la violence. Cette tension entre la pulsion de vie et la pulsion de mort. Plus que de la résilience, c’est persévérer dans l’existence, pour reprendre le titre d’un livre de Bernard Honoré. On frôle même l’inconcevable, avec le personnage de Mika…
— Il y a mille fois la même leçon dans Thure, qui est finalement ce que la vie m’apprend, à moi. Ne pas perpétuer la violence parce qu’on l’a subie, sans non plus faire comme si on ne l’avait pas subie. C’est cette honnêteté-là qui permet, comme dirait Victor Hugo, de faire « beau ». […] La vie est violence. Elle est aussi grâce. J’avais besoin de ne pas seulement faire un constat qui serait neutre ou cynique : il y a le bien et le mal et puis, faisons avec. […] Les deux appartiennent à la même chose : la vie. Mais si on a une possibilité humaine, c’est justement de faire du beau avec ça. [L’histoire de Mika] me mettait dans un contexte humain extraordinaire pour traduire l’impact transgénérationnel de la violence. Combien c’est long, quand on s’y attarde, à la transmuter et comment donc ça fait sens qu’on ait tant de mal à le faire. Parce qu’on oublie d’où ça vient. Deux, trois générations plus tard, on a encore les effets dans notre chair de mécanismes, soit psychiques, soit physiologiques, de peur, d’agressivité. C’est difficile d’encaisser et de filtrer ça pour ne pas le perpétuer dans nos enfants. L’exercice de Thure, même s’il ne le sait pas, c’est de ne pas léguer à sa fille, à sa fée, ce qui n’a plus besoin d’être légué, ce qui appartient au passé.
— Il y a l’amour, aussi, qui permet ça…
— C’est ça que ça prend. C’est de l’amour de soi. Il n’y a rien qui est possible, s’il n’y a pas quelque part, en chacun de mes personnages, une part d’eux où l’intégrité n’est pas ternie. Il n’y a pas un individu qui n’est pas aussi une bonne personne et qui a à apprendre à l’être.
— Le corps est présent, partout, tout le temps. La beauté des corps, la danse, l’appétit, la sensualité, la sexualité…
— Je ne viens pas à l’écriture par le biais de la lecture. Je viens à l’écriture par la nécessité du corps. J’ai commencé à écrire, car je n’avais plus le corps comme exutoire. Écrire, c’est physique comme acte. Lire aussi. Ça demande une activité physiologique. Je ressens les choses, beaucoup plus que je ne les intellectualise. La différence entre la bonne idée et la grâce, c’est que la grâce, elle se loge dans toute la chair. Alors que la bonne idée est limitée à ta capacité de réfléchir.
— On perçoit une quête de liberté à travers l’œuvre. Et en même temps, une tension entre contrainte extérieure et fidélité à soi. Comment se relier à l’autre là-dedans ?
— La vraie frustration, le vrai enjeu qui a été moteur dans l’écriture, c’est l’incapacité d’accéder à l’autre. Je me sentais profondément, depuis toujours, absolument pas en mesure de me lier aux gens. Même si j’avais une capacité raffinée de les ressentir, et de sentir qu’ils pouvaient me ressentir, il y avait quelque chose qui était frustré, profondément peiné, une solitude démesurée. […] J’ai donné la voix à quelqu’un qui ne parle pas (un nouveau-né et un mourant) parce que je voulais donner une chance à la part de moi qui n’a pas réussi à parler. […] Et c’est là que le papier est devenu important, l’objet. […] J’ai eu foi que plonger au cœur de ma solitude me relierait. Ce qui est fou, c’est à quelle vitesse, avec quelle intensité, lorsque l’objet commence à émerger, il y a un ralliement. Je ne pouvais pas mesurer à quel point faire intensément œuvre de lien allait générer du lien à l’extérieur. Beaucoup de gens étaient liés à moi, sans que je le sache. Il y a quelque chose qui s’est tissé, sans que personne ne s’en rende compte.