En septembre 2010, la société d’investissement privé Black Diamond Capital Management a acquis aux enchères une option d’achat sur trois usines québécoises de papier journal appartenant à la papetière White Birch. Selon toute vraisemblance, la transaction devrait être conclue d’ici la fin de l’année. Parmi les installations en cause, celle de F. F. Soucy, située à Rivière-du-Loup. Établie en 1963, cette usine est devenue avec le temps un actif stratégique non seulement pour le groupe White Birch, qui l’a achetée en 1973, mais aussi pour la région du Bas-Saint-Laurent. Modernisée à quelques reprises grâce à des fonds publics, F. F. Soucy emploie près de 180 travailleurs et a généré avec les années une activité socio-économique régionale considérable. Réputée être l’une des plus performantes au monde, cette usine abrite en fait un savoir-faire de pointe qui pourrait s’avérer crucial pour le développement de voies alternatives au modèle de développement dominant de l’industrie forestière. En plus de tirer tout un patrimoine d’expériences soudées à la vie régionale, cette usine représente un établissement de premier plan qui a tout pour devenir un pivot du renouvellement des pratiques forestières au Québec.
Mais son acquisition par Black Diamond repousse cette possibilité. En effet, la philosophie de gestion des actifs de ce fonds spéculatif américain a très peu à voir avec le développement régional. Ne détenant aucune compétence particulière en ce qui concerne l’industrie de la forêt, sa stratégie a simplement été d’augmenter sa rentabilité financière en se portant acquéreur des usines québécoises de White Birch, acculée à la faillite. Achetées pour la somme de 175 millions $, ces trois installations verront probablement leur valeur de marché augmenter à la faveur de leur restructuration, augmentation qu’attend Black Diamond avant de revendre. Comme on exigera de chaque usine qu’elle procure davantage de liquidités pour son détenteur, il est à peu près impossible que Black Diamond investisse le moindre sou chez F. F. Soucy afin qu’elle innove et se sorte durablement de la crise actuelle qui sévit dans l’industrie forestière
Il faut dire cependant que bien peu a été fait en ce sens avant que Black Diamond n’entre en scène. Si White Birch a auparavant procédé à des investissements, il reste que ceux-ci ont été essentiellement réalisés selon la logique même qui est à l’origine de cette crise. Deuxième plus important producteur nord-américain de papier journal, juste après AbitibiBowater, White Birch est une compagnie basée exclusivement sur des stratégies de volume et de réduction de coûts dans le secteur des pâtes et papiers. De ce fait, elle a donc choisi de ne pas diversifier son offre et de demeurer dépendante de l’évolution du marché nord-américain du papier journal. Capitalisant sur des produits faiblement transformés et à faible valeur ajoutée, White Birch a ignoré les prévisions concernant le déclin de la demande en papier et les nombreux appels pour démarrer une nouvelle économie forestière. De ce fait, la compagnie s’est enlisée rapidement avec l’effondrement du marché, cette situation rendant du coup sa situation financière précaire. Cela l’a menée à contracter, pour survivre, de plus en plus d’emprunts auprès d’organisations financières « tolérantes au risque », c’est-à-dire spéculatives. Peu avant qu’elle ne se place sous la protection des tribunaux en février 2010, White Birch n’avait nulle autre que Black Diamond comme principal créancier d’une dette totale de 650 millions $ US. De créancier, Black Diamond est ainsi en passe de devenir propriétaire grâce aux enchères qu’elle a remportées.
Depuis l’annonce de cette transaction, les 1100 travailleurs de White Birch au Québec goûtent à la thérapie de choc de la globalisation financière. Exigeant des concessions salariales d’au moins 10 % et un réaménagement sévère des horaires de travail, Black Diamond a aussi voulu mettre un terme aux régimes de retraite des employés de la compagnie, qu’elle doit renflouer à la hauteur de 180 millions $. Il n’en fallait pas plus pour qu’un groupe de travailleurs de F. F. Soucy fasse une sortie publique au printemps dernier pour dénoncer ces conditions, ainsi que l’absence du fonds d’investissement à la table de négociation. Réagissant à ce grondement trouvant écho partout au Québec, le gouvernement du Québec a fait adopter en juin par l’Assemblée nationale une loi permettant aux compagnies forestières en difficulté de négocier des allégements quant au refinancement des régimes de retraite. Cette mesure de mitigation temporaire a porté fruit : Black Diamond a finalement accepté de jeter du lest, mais en cette matière seulement.
Soutenues par le gouvernement du Québec, qui n’ose reprendre les rênes de l’industrie de notre forêt, les grandes compagnies forestières vont de Charybde en Scylla. Malgré les crises qui les frappent avec une fréquence et une intensité accrues, leur modèle de développement parvient à se maintenir à flot grâce aux pouvoirs publics. Mais puisqu’il s’agit d’une question politique, tout peut basculer. Car lorsque les acteurs territoriaux, appuyés par un gouvernement ayant de l’audace, prendront la mesure des immenses possibilités qu’offre un développement forestier innovateur, il deviendra très difficile de défendre un modèle obsolète et non viable, aussi bien économiquement qu’écologiquement. Et ça, comme le disait Miron, « ça ne pourra pas toujours ne pas arriver ».