Découvrir les « invisibles »
« Voilà que c’est moi qui suis ici, une femme indigène. Personne ne pourra se sentir agressé, humilié ou dépossédé par le fait que j’occupe cette tribune et y prenne la parole. […] Mon nom est Esther, mais en ce moment, cela n’importe pas. Je suis zapatiste, mais en ce moment, cela n’importe pas. Je suis indigène et je suis une femme et cela seul importe maintenant. […] Ma voix a demandé et demande la reconnaissance constitutionnelle de nos droits et de notre culture. »
Ainsi parle la commandante Esther à la tribune du Congrès à Mexico (le Parlement mexicain), le 28 mars 2001, lors de la Marche de la couleur de la Terre, marche nationale organisée par les Zapatistes pour réclamer au gouvernement mexicain qu’il adopte enfin au Parlement les Accords de San Andrès que ses représentants ont signés en 1996.
On s’attendait à voir à la tribune le sous-commandant Marcos, figure très médiatisée ; mais non, c’est une femme indigène qui est là, dans son vêtement traditionnel. Elle représente le Comité clandestin révolutionnaire indigène, l’organe politico-militaire de l’armée zapatiste, l’EZLN. « Frêle silhouette à la voix d’abord hésitante au milieu du solennel décorum national1 ».
Cette présence de la commandante Esther témoigne de la lutte des femmes zapatistes et des orientations du mouvement zapatiste, qui a rendu public la Loi révolutionnaire des femmes dès son soulèvement le 1er janvier 1994, au même moment où il dénonçait le néolibéralisme des accords de l’ALENA. Cette loi avait été votée par les zapatistes l’année précédente, « malgré les réticences de nombreux compagnons, et elle a marqué, comme le rapporte le sous-commandant Marcos, le véritable début de leur soulèvement ».
Des femmes dont on ne tient pas compte
Rappelons que le Chiapas est un des plus riches États du Mexique en ressources naturelles et qu’il a le taux de pauvreté le plus élevé du pays, particulièrement chez les indigènes mayas qui constituent plus de 40 % de la population. Depuis la « conquête » européenne, ils sont exploités, marginalisés, méprisés et humiliés, et les femmes plus encore.
« Nous voyons que nous sommes des femmes dont on ne tient pas compte […]. Auparavant, quand nous n’étions pas dans la lutte, la femme n’était pas considérée, la femme n’avait pas de dignité pour l’homme ou pour le gouvernement, ils ne le permettaient pas », explique une insurgée zapatiste2.
La culture du maïs est au cœur de la vie dans les communautés autochtones : traditionnellement, les hommes le cultivent et les femmes le préparent pour la consommation. « On fait les tortillas de maïs. Très tôt, les petites filles apprennent de leurs mères que ce processus est une part indispensable de la survie. Avec elles, elles s’habituent à participer à la récolte, à égrener les épis, à moudre les grains […]. La fabrication des tortillas, commencée vers cinq heures du matin, est un rituel quotidien qui confère aux femmes un rôle décisif dans l’auto-suffisance alimentaire de la famille et de la communauté. »
De plus en plus, avec la migration saisonnière des hommes comme ouvriers agricoles pour de grands propriétaires blancs et métis, voire leur départ à plus long terme pour les États-Unis, le travail des femmes prend de nouvelles formes, dont des activités traditionnellement réservées aux hommes.
Mais le sexisme patriarcal est profondément imprégné dans les communautés et fait souffrir les femmes. Lors d’ateliers mis sur pied par des regroupements de femmes artisanes et/ou zapatistes, les femmes témoignent :
« Nous sommes parfois forcées de nous marier, parfois ils échangent une femme contre une vache. […] Les coupables sont les parents qui les forcent à se marier. Ça fait partie de nos coutumes. […] Les femmes autochtones, nous subissons de mauvais traitements par les hommes, principalement les pères, les frères, les époux. L’alcool fait que les hommes changent leur façon de penser. Ils nous battent, ils nous menacent, ils abusent de nous. […] Les hommes ont des idées très mauvaises, et ces idées, on les leur a mises dans la tête, le gouvernement, qui a dominé la pensée de l’homme. Il l’a converti en chef, en petit chef, en patron de la maison. »
De plus, avec la militarisation du Chiapas et la guerre dite « de basse intensité », la violence de l’armée mexicaine et des para-militaires vise spécifiquement les femmes, allant du harcèlement jusqu’au viol pour terroriser les communautés.
Retrouver la dignité
Déjà, avant que ne commence la lutte des zapatistes dans les années 80, de nombreuses femmes autochtones du Chiapas s’engagent dans une forme ou une autre de résistance, principalement à titre individuel. Puis elles questionnent les inégalités qu’elles vivent comme femmes et deviennent des actrices de la transformation sociale. Viendra ensuite l’influence d’un début de dialogue avec des organisations féministes, souvent formées par des femmes métisses urbaines de classe moyenne.
Mais c’est véritablement le soulèvement zapatiste et la participation directe de nombreuses femmes comme insurgées dans l’armée, ou comme soutien civil à l’EZLN dans les communautés, qui révèleront l’importance de la lutte collective des femmes contre leur oppression comme facteur essentiel d’avancée pour tous les autochtones, femmes et hommes3.
Les femmes ont réclamé que leurs droits soient reconnus, particulièrement celui de participer à la vie politique et à la lutte révolutionnaire et d’y exercer des responsabilités, celui de choisir leur mari ou compagnon, d’avoir le nombre d’enfants qu’elles désirent, de ne pas être maltraitées et que soit sévèrement puni le viol. C’est ce que nomme la Loi révolutionnaire des femmes zapatistes.
Une règle importante est aussi adoptée par les zapatistes : l’interdiction d’introduire de l’alcool dans les communautés, sous peine de sanctions. « Cette décision, prise à la demande des femmes qui sont les principales victimes, avec les enfants, des effets violents provoqués par l’abus d’alcool, est considérée (par des commandantes zapatistes, Rosalinda, Fidélia et Esther) comme une avancée importante de leur lutte. »
Bien sûr, ces principes ne s’appliquent pas sans résistances de la part de nombreux hommes, et ce ne sont pas encore toutes les femmes de toutes les communautés zapatistes qui se sont appropriées cette loi et son esprit. Là-bas comme ici, la transformation des esprits est un long chemin. Mais une amie maya de San Cristobal nous a dit : « Après le soulèvement de 1994, on a levé la tête ! »
L’action des femmes zapatistes
Les femmes des communautés zapatistes font ce qu’ont toujours fait les femmes indigènes : le travail de la terre, nourrir la famille, le soin aux enfants et aux ancien-ne-s, l’artisanat, ceci autant dans leur village que dans les camps de déplacés quand leur communauté est chassée de ses terres.
Mais prenant en main leur destin dans cet état de guerre que leur impose le gouvernement néolibéral, elles sont directement impliquées dans la résistance civile : blocage des routes aux militaires, le cœur plein de « digne rage », occupation de mairies, participation aux marches pour les droits des femmes. Elles sortent du rôle de victimes, elles affrontent aussi les hommes proches d’elles qui s’opposent à leur autonomie, soit sous leur toit, soit devant les conseils de la communauté. Et elles sont nombreuses maintenant à occuper des postes de responsabilité.
Les transformations en cours dans les territoires zapatistes signifient aussi pour elles un accès à l’éducation, à la formation pour être promotrices de santé ou d’éducation, cela signifie également pouvoir gérer des coopératives ou de s’outiller pour faire de la vidéo dans leur communauté, exprimant ainsi leur perception du monde qui les entoure et les nouveaux horizons de leur imaginaire. Elles participent de même à des rencontres et à des actions concertées avec de nombreuses organisations de femmes autochtones et métisses et de féministes impliquées dans les luttes anti-néolibérales au Chiapas.
Par leur action courageuse, elles confrontent le mouvement autochtone sur l’oppression spécifique des femmes et elles questionnent plus à fond le féminisme sur les enjeux du racisme et de l’inégalité de classe dans les rapports sociaux. Elles participent à la transformation de leur monde, de notre monde, lentement mais profondément.
Dans nos rencontres avec les femmes zapatistes mayas, dont plusieurs parlent très peu l’espagnol, ce sont surtout les regards, les sourires et parfois les rires qui ont tissé des liens du cœur. Et c’est de ce voyage de profonde solidarité humaine avec les zapatistes du Chiapas, femmes et hommes, dont nous avons voulu avant tout témoigner dans notre chronique Tierra y libertad. Terre et liberté4.
________
Notes :
1. Rocio N. Martinez, Témoigner, résister : photographies de femmes au Chiapas, Clio 19, 2004.
2. Geneviève Saumier, « Les lois révolutionnaires des femmes au sein du zapatisme », Recherches amérindiennes, no 1, 2001.
3. Voir Anahi Morales-Hudon, Théorisations féministes d’une citoyenneté plurielle, Mémoire, UQAM, 2009.
4. Pour la solidarité active avec les zapatistes ici ou au Chiapas, nous vous invitons à suivre les activités du Comité pour les droits humains en Amérique latine (www.cdhal.org) et du Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (cspcl.ouvaton.org).