Alors que la protection de l’environnement est au coeur des préoccupations de notre société, il semble que notre connaissance de ce même environnement soit en chute libre. De nos jours, les sorties en nature se résument souvent à des activités sportives plus ou moins intenses où la forêt se limite à servir de décor agréable. Or, en s’écartant un peu des sentiers battus, des mystères nous y attendent et de questions en réponses, nous pouvons réapprendre à lire la forêt. Méconnu au Québec, le pistage, à la fois un art et une science ancienne, offre l’occasion de renouer le lien qui s’est défait entre l’homme et le monde naturel.
Avec la disparition des peuples de chasseurs traditionnels, le besoin d’interpréter avec précision les empreintes et les signes laissés par les animaux a disparu rapidement. Quel animal a laissé cette piste? Où allait-il et pourquoi? Comment interagit-il avec les autres animaux présents dans son environnement? De quoi se nourrit-il et où se repose-t-il? Les réponses sont infinies et les informations qu’elles fournissent sont indispensables à la compréhension des écosystèmes qui nous entourent. Mais le pistage est une science qui dépend directement de l’observateur. Dépendamment de la vitesse de l’animal, du substrat et des conditions météorologiques, les traces laissées peuvent varier grandement et poser un immense défi pour l’oeil non averti. Une étude récente réalisée au Texas a révélé une marge d’erreur de 40 % lors d’inventaires de pistes de loutres de rivière. Les employés du département des Parcs et de la Faune du Texas, qui réalisaient ces inventaires depuis 30 ans, confondaient couramment les pistes de loutres avec celles d’autres animaux, tels le raton laveur, l’opossum, le lapin et même certaines espèces de tortues et de grenouilles. Sans système sérieux pour former et évaluer les observateurs, on peut imaginer que de telles erreurs sont fréquentes dans les projets ayant recours aux inventaires de pistes et de signes.
Heureusement, les choses sont peu à peu en train de changer dans le domaine du pistage. À la fin des années 1990, Louis Liebenberg, un scientifique sud-africain, a instauré le système d’évaluation Cybertracker. Ayant vécu et étudié le pistage avec les Bushmen du Kalahari, Liebenberg a réalisé la valeur que leurs observations détaillées des animaux et de l’environnement pouvaient avoir pour la recherche scientifique. Son but, en créant ce système d’examens, était de tester et de certifier les compétences des pisteurs afin qu’ils soient employés dans des projets de recherche, de protection des territoires, ou en tant que guides d’écotourisme en Afrique.
En Amérique du Nord, les évaluations de Cybertracker ont fait leur apparition en 2004. Mark Elbroch, un biologiste américain et expert du pistage, s’est rendu en Afrique à plusieurs reprises pour y subir un test et y apprendre le système d’évaluation afin de l’instaurer aux États-Unis. Depuis 2004, plusieurs centaines de personnes ont ainsi participé à ces évaluations. Les standards sont élevés et les questions posées peuvent inclure tous les signes rencontrés sur le terrain pendant les deux jours que dure l’évaluation. Les pistes, les excréments et les signes d’alimentation de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens et même d’insectes peuvent être questionnés. Les participants sont autant des professionnels de la faune que des amateurs, de plus en plus nombreux, pratiquant le pistage comme loisir. La première évaluation de pisteurs canadiens s’est tenue au mois de mars dernier en Ontario et dix participants du Québec et de l’Ontario ont obtenu un certificat en fonction de leur niveau d’expertise. Parions que ce n’est qu’un début.
Que ce soit dans un but professionnel ou amateur, le pistage nous force à faire des liens et à nous intéresser à tous les éléments d’un écosystème. Notre connaissance du milieu naturel en entier s’en trouve renforcée. Pourquoi le Grand Pic creuse-t-il ces immenses trous ? Quelles sont les essences d’arbre que le Porc-épic préfère ? Les carnivores nous mènent aux herbivores qui nous mènent aux plantes et ainsi de suite. On ne peut pratiquer le pistage longtemps avant de devoir s’intéresser aux plantes, aux oiseaux, aux insectes, etc. La majorité des gens pense à tort que le pistage se limite à identifier l’animal. En fait, ce n’est que le point de départ. On peut voir à quelle vitesse il se déplace et se demander si ce rythme est naturel ou non pour cette espèce, on peut comprendre où il s’est arrêté. En suivant un animal sur de plus longues distances, on en viendra à voir comment il réagit aux endroits ouverts, comment il traverse ou évite les routes et réagit aux animaux dont il croise les pistes. Le talent d’un pisteur est souvent de se poser les bonnes questions afin de pousser sa connaissance, qui n’est limitée que par sa curiosité.
Paul Rezendes, auteur et pisteur professionnel américain, dit qu’apprendre à pister permet de devenir attentif à tous les éléments de notre vie quotidienne. Si cela est vrai, la prochaine fois que vous croiserez la piste d’un animal près de chez vous, au moins, ne l’ignorez pas. Faites-le pour lui bien sûr, mais surtout pour vous.