Il existe plusieurs légendes au sujet du Anxi Tie Guanyin. L’une d’elles raconte qu’un paysan pauvre, passant devant un temple délabré où se trouvait une statue en fer de Guanyin, se désola de l’état des lieux, mais il n’avait pas les moyens de restaurer le temple. Il le balaya, y fit brûler de l’encens en offrande à la déesse et y revint régulièrement.
Une nuit, elle lui apparut en songe et lui indiqua une grotte où il trouverait un trésor qu’il se devait de partager. Le paysan n’y découvrit qu’une simple pousse de thé qu’il planta sur ses terres et qui profita bien. Il distribua alors des boutures à ses voisins. Tous connurent la prospérité. Le Tie Guanyin cha, le thé de la déesse de fer, le plus fameux des wulong chinois, était né.
Taoïsme, bouddhisme et catholicisme
Guanyin, déesse de la compassion. À l’origine, il s’agit d’un bodhisattva qui se féminisera en arrivant en Chine. Cette déesse plut aux Chinoises, et comme le bouddhisme présentait notamment une plus grande ouverture aux femmes, elle contribua en partie à l’engouement pour la nouvelle doctrine. En se propageant, le bouddhisme se mâtinera de taoïsme pour devenir le bouddhisme chan (qui deviendra plus tard au Japon le zen). Par ailleurs, dans la Chine d’avant Mao, on pouvait aisément être confucianiste, taoïste et bouddhiste, selon l’heure et les circonstances.
Matteo Ricci, un des premiers jésuites venus convertir les Chinois au XVIe siècle, avait bien saisi cette particularité de la culture chinoise et, voyant que les Chinois friands de rituels s’intéressaient de près à la liturgie catholique, décida de plaider leur cause à Rome : si on autorisait les Chinois à conserver ne serait-ce que le culte des ancêtres, les conversions seraient nombreuses. L’Église fut intraitable : pour être baptisé, la conversion devait être totale. On connaît la suite de son intransigeance.
Han Shan, clochard céleste
La poésie de Han Shan, bouddhiste, moine errant et esprit libre, vibre également au cœur des taoïstes. Ce poète a fait l’admiration de la beat generation : Jack Kerouac lui dédia son roman The Dharma Bums et on doit à Gary Snyder une des premières traductions de ses textes en langue occidentale1.
Un thé divin, un goût inoubliable
Le véritable Tie Guanyin croît dans la région de Anxi, dans la province du Fujian. Il existe en quatre variétés plus ou moins oxydées ; pour ma part, je préfère un thé très légèrement oxydé dont les feuilles roulées en perles conservent un vert intense. On le préparera en petite quantité, avec de l’eau souriante (90°F-95ºF), de l’eau filtrée de préférence, ou encore mieux, avec la québécoise Eska. Rond en bouche, frais, végétal, indéniablement fleuri, avec en final un léger goût de champignon frais. Une gorgée de printemps! Si la verdure printanière se fait attendre, savourez-le en écoutant par exemple You must believe in spring de Bill Evans : vous aurez alors l’impression de pénétrer dans l’activité souterraine secrète des fleurs qui s’apprêtent à éclore…
Dès la première dégustation, ce goût de promesse de fleurs s’imprimera à jamais dans votre mémoire gustative, phénomène qui m’a d’ailleurs déjà valu un succès «mondain» en Chine. Invitée chez des Chinois curieux de connaître une étrangère, je me sentais larguée, incapable de participer à la conversation, jusqu’à ce que l’on serve le thé ; j’ai alors réussi à dire en une seule phrase que le thé était délicieux et qu’il venait sûrement de Anxi dans le Fujian : surprise générale et sourires autour de la table, j’étais donc moins «barbare» qu’il n’y paraissait. Les Chinois adorent que l’on connaisse leur culture, et c’était bien la meilleure manière de me faire pardonner de ne pas maîtriser leur idiome.
Du Fujian à Taiwan : le Dong Ding
Des plants de ce merveilleux thé ont été déménagés, je ne sais à quelle époque, sur l’île de Taiwan, située en face du Fujian. Ils sont dorénavant cultivés sur la montagne Dong Ding, «le pic glacé», au centre de l’île. En évoluant dans un nouveau milieu, le thé a développé un goût franc, très caractérisé : comme si des saveurs dormantes avaient été réveillées en un bouquet floral puissant se déployant en un goût onctueux qui rappelle le parfum capiteux des narcisses, dans une liqueur fruitée, emmiellée. Saveurs d’un printemps exubérant et exotique. Néanmoins, les vrais amateurs de Tie Guanyin peuvent même trouver dans cette intensité de flaveurs un quelque chose de trop… Affaire de goût, entre franchise et subtilité. La puissance des essences du Dong Ding toutefois génère un effet euphorisant dont il ne faut surtout pas se priver par temps de grisaille. Et pas besoin d’être expert pour goûter tout le plaisir de ces deux thés.
Toute bonne chose a une fin
Le cycle des saisons est maintenant complété. Avec quelques touches de poésie, un brin d’histoire et le goût du voyage, cette chronique se voulait simplement une exploration des facettes multiples d’un breuvage millénaire, empreint de culture, salutaire pour le corps, bienfaisant pour l’esprit. Pour le pur plaisir. C’est donc la dernière de Prendre le temps, prendre le thé, puisqu’il faut bien laisser le champ libre.
Joyeuses Pâques!
Avant de se quitter, à lire et à relire : «Le thé chez les fous» de Lewis Carroll dans Alice au pays des merveilles. À voir ou à revoir : Un thé au Sahara de Bernardo Bertolucci, sensuel, étrange et envoûtant.
___________
Notes:
1. Il existe depuis 1985 une traduction en français de l’œuvre intégral de Han San, Le Mangeur de brume, chez Phébus, une traduction de Patrick Carré.