Champ libre

Le voeu de pauvreté de Bernard Émond

Par Vanessa Allnutt le 2011/03
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Le voeu de pauvreté de Bernard Émond

Par Vanessa Allnutt le 2011/03

Dans son dernier recueil d’essais intitulé Il y a trop d’images, le cinéaste québécois Bernard Émond affirme qu’il ne peut y avoir d’art véritable sans, de la part de l’artiste, un rapport au monde intensément vécu et un questionnement sur le sens et l’esthétique qui en découlent : « Chaque artiste sérieux a, à partir de ce qu’il est, à réfléchir et à réagir au monde qui l’entoure et à l’histoire de l’art qu’il pratique. Ce sont cette réflexion et cette réaction qui le constituent comme artiste et qui le mettent au monde. »

C’est précisément à cet exercice que nous sommes conviés au fil des quelque 23 textes ici réunis et dont le ton, posé, ne doit pas nous faire oublier que c’est d’un véritable appel à la résistance qu’il est question. Il ne faut cependant pas s’y méprendre : la résistance à laquelle en appelle Émond, si elle peut étendre son action jusque dans le champ du social et du politique, prend racine ailleurs, en amont, dans une attention à la misère et à la souffrance du monde. Cette attention, nous dit le cinéaste, est bien le contraire de l’apathie à laquelle nous ont astreints les impératifs de la société de consommation, au premier chef duquel nous retrouvons la nécessité de nous divertir ou d’être divertis – divertere, en latin, signifie « s’en aller, se séparer de ». Or, résister, c’est être libre, non pas d’une liberté qui nous rendrait indifférents au sort de notre prochain, mais bien au contraire d’une liberté qui nous y rattacherait.

Être attentif au réel, c’est donc « l’idée très simple » que défend tout au long de ce recueil celui qui nous a donné La neuvaine, Contre toute espérance et La donation, une trilogie sur ces trois vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité. Si la forme et le fond, si l’esthétique et l’éthique sont, chez un artiste, indissociables – Émond nous rappelle à juste titre que « la technique n’est pas neutre » et qu’il y a chez tout cinéaste « une morale du plan, de la lumière et de la coupe » –, l’exigence qu’il a faite sienne et qui fonde son art est d’abord une exigence d’ordre moral, qui procède d’une quête de sens. Aussi, le recours aux métaphores religieuses s’explique-t-il doublement chez ce cinéaste qui se définit davantage comme un agnostique que comme un athée. Si elles lui permettent, d’une part, de penser la perte de sens dans le Québec contemporain en s’offrant comme contrepoids au cynisme ambiant – la foi, l’espérance et la charité seraient ainsi « des idées tranquillement, mais profondément subversives » –, elles lui offrent de même l’occasion de revisiter le patrimoine catholique québécois, cet héritage que lui ont légué ses ancêtres et dans lequel réside « une sorte de continuité du sens […] essentielle à une vie riche ». Pour Émond, la culture ne peut en effet être pensée en dehors de sa transmission. Or, à l’époque contemporaine, l’homme refuserait l’autorité nécessaire à celle-ci, tout étant désormais une question de préférence individuelle.

Plus que la question religieuse, c’est la question éthique qui au fond importe chez Émond. Par-dessus tout, il faut servir, « c’est-à-dire reconnaître l’existence de choses qui sont plus grandes que nous, qui sont dignes de foi, qui valent qu’on s’engage pour elles ». Il faut servir parce que le réel existe, parce que la misère et la souffrance existent. On retrouve ici la notion de responsabilité si chère au cinéaste, le refus de cette impunité savamment pensée par les magnats de la culture de masse. Citant au passage Simone Weil, il nous rappelle qu’il n’y a de liberté qui n’implique aussi un devoir, la liberté pour elle-même n’étant que « révolte sans objet et culte du moi ». Servir, c’est ainsi être capable de sortir de soi pour aller à la rencontre de l’Autre, c’est faire de la souffrance du monde la sienne propre et accepter d’en porter le poids, permettant du coup d’en révéler la fragile beauté. Sans cette attention au monde, point de salut. Point d’art non plus.

Dans son dernier recueil d’essais intitulé Une idée simple, dont la pensée n’est d’ailleurs pas sans présenter de nombreuses similitudes avec celle de Bernard Émond, le romancier québécois Yvon Rivard évoque « ces œuvres qui ont fait vœu de pauvreté, qui sacrifient tout pour un instant de vérité, un de ces instants où […] on se découvre enfin libre, de cette liberté paradoxale qui nous enchaîne à la terre ». Les films d’Émond font manifestement partie de cette famille d’œuvres qui ont fait vœu de pauvreté. C’est pourquoi ils détonnent dans le paysage culturel contemporain.

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