L’affaire du boycott du commerce Le Marcheur, rue Saint-Denis à Montréal, n’a pas fini de créer des remous. Depuis décembre, toute la kyrielle des porte-paroles de la droite économique et morale – et Dieu sait qu’ils sont nombreux ! – s’insurgent contre le député de Mercier, Amir Khadir, sous prétexte qu’il serait irraisonnable de participer, même une petite heure comme l’a fait le député, au boycott d’une boutique vendant des produits israéliens. Usant de toutes les tribunes, cette droite – pourtant martyrisée par la domination médiatique de la gauche – a créée l’unanimité dans la condamnation de ce geste pourtant modéré et non-violent. Le 9 février dernier, le député adéquiste François Bonnardel en a même ajouté en présentant une motion affirmant « que l’Assemblée nationale du Québec déplore la campagne de boycott qui se tient depuis plusieurs semaines devant la boutique Le Marcheur de Montréal ». Sans la dissidence de Khadir, cette motion aurait été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale.
L’affaire a ainsi pris une ampleur à tout le moins démesurée. Certains ont affirmé qu’Amir Khadir était un « fanatique » et un « islamiste », que Québec solidaire était un parti en « opposition radicale à la civilisation » et que les militants du PAJU (Palestiniens et Juifs unis) étaient une « gang de malades ». Éric Duhaime, du Réseau Liberté Québec, a même organisé un « buycott » (une activité d’achat « solidaire » à la boutique) afin de soutenir le commerçant victime d’une « campagne de terreur » mise de l’avant par des « extrémistes » ; cette campagne a obtenu l’appui de nombreux députés et personnalités publiques.
Alors qu’Israël poursuit la construction de son mur apartheid (700 km de béton agissant comme un étau sur le pays), contrôle l’accès à l’eau et aux terres cultivables, refuse la citoyenneté aux Palestiniens et multiplie les cas de torture (rapport d’Amnistie internationale, 2010), le tout sous la bienveillance des plus puissants gouvernements du monde, le simple boycott de cet État est unanimement considéré comme un mode d’expression illégitime. Les militants du PAJU, une petite organisation qui travaille pour la promotion de la paix au Moyen-Orient, sont pourtant le symbole même de la modération. En aucun cas ils n’ont été violents ou agressifs, leur ligne de piquetage en était une symbolique, et ils n’ont jamais appelé à défier la loi.
Ce qu’il y a d’inquiétant, en plus du fait que l’Assemblée nationale utilise son pouvoir pour blâmer une action citoyenne, c’est que personne dans l’espace public ne s’est porté à la défense d’Amir Khadir et du boycott. Aucun intellectuel, aucun journaliste, aucune personnalité publique : la condamnation est intégrale et sans appel ; même Françoise David a affirmé que Khadir « avait mis les pieds à un endroit où il n’aurait peut-être pas dû les mettre » !
Mais comment le Québec en est-il venu à être aussi intolérant face à la critique ? Notre régime n’a-t-il pas la liberté et la démocratie pour fondements ? Bien sûr… Mais cette « liberté » telle qu’elle est entendue par l’idéologie dominante en est une strictement formelle et négative. C’est celle de l’individu abstrait, délié de la nature et de la communauté. C’est la liberté d’un individu de ne pas être limité par un autre, de ne pas être dérangé. Elle ne connaît ni peuple, ni classe, ni pauvre, ni riche. Elle répond à la nécessité du marché d’avoir des travailleurs « libres » de choisir leur patron et de consommer leur salaire.
La liberté politique, lorsqu’elle s’incarne réellement dans la société et la communauté, est beaucoup plus exigeante. Elle nécessite que le citoyen puisse critiquer les gouvernements, qu’il se fasse entendre sans préjudice et que sa dissidence ne soit pas de facto éjectée de l’espace public. Elle est indissociable de la liberté d’être instruit, de même que du droit de manifester, de faire grève et d’être soigné en cas de maladie. Or, il se trouve que cette forme sensible de liberté est bien mal en point : la concentration des médias et leurs accointances peu subtiles avec le gouvernement, la hausse des frais de scolarité et des soins de santé, les attaques aux organisations de défense de droits, les lois antisociales adoptées sous baillons et les 1 100 arrestations du G20 à Toronto en juin dernier en témoignent de façon éloquente. Mais cela ne semble aucunement inquiéter notre très démocratique belle province. Peut-être est-ce parce qu’elle est trop préoccupée à se choisir une paire de souliers… À force de se regarder les pieds, elle a fini par y voir la liberté.