Par un mercredi neigeux, je dirige mes pas vers le Cheval blanc, un établissement de la rue Ontario fréquentée par toutes sortes de gens, allant du travailleur qui finit son quart de travail à l’étudiant qui sèche ses cours en passant par l’artiste qui y rencontre ses muses. Le jeune réalisateur trentenaire de Godin m’y a donné rendez-vous pour discuter de son portrait d’un poète devenu homme politique. Arrivant au comptoir, je commande une bière à la waitress et lui demande si elle connait un certain Simon Beaulieu. Nous balayons la salle du regard et parions sur le type installé sous l’horloge illuminée, en train de lire un bouquin. Pari gagné ! C’est ainsi que je fais la connaissance de ce jeune homme absolument sympathique qui possède une connaissance de la culture québécoise étendue et qui s’exprime avec aisance, en affichant un petit sourire en coin. Durant les trois prochaines heures, nous discuterons de son documentaire, des différences entre la génération de la Révolution tranquille et la nôtre; discussion qui sera interrompue par le charmant sourire de la waitress venue prendre nos commandes et les gorgées de bières fraîches.
D’entrée de jeu, je lui demande pourquoi il a choisi le Cheval blanc comme lieu de rencontre. Il me répond que c’est parce que l’idée de faire un film sur Godin est née ici, après une partie de hockey cosom avec des amis. Il ajoute que le but premier du film était de convaincre la génération des baby-boomers que la jeune génération s’intéressait encore à elle. Emporté par son sujet, il ajoute que cette génération a eu une incroyable liberté du fait qu’il n’y avait pas de lourde tradition littéraire.
– Tu sais, les jeunes gens qui s’appelaient Miron, Godin, Jutra, allaient prendre un verre aux Gâteries et vivaient près du carré Saint-Louis parce que les loyers n’étaient pas chers. Après tout, à cette époque, le Plateau Mont-Royal était ouvrier, donc assez pauvre. Il y avait des Québécois, mais aussi une forte présence de Grecs et de Portugais. Le quartier est devenu riche parce que des artistes l’ont investi et lui ont donné son ambiance de fête. Il est devenu ce qu’il est maintenant parce que des professionnels l’ont racheté.
Je l’écoute me livrer ses réflexions avec plaisir. L’homme sait de quoi il parle, il a étudié son sujet durant six bonnes années et ça se sent : il le possède. Je lui lance une autre question :
– Dans ton documentaire, tu montres à quel point Godin était fasciné par les gens, par le réel comme le dira Arcand. Il se mêlait à tout le monde et pouvait parler aux ouvriers, au patron, aller dans un bar ou dans un parlement et toujours comprendre la dynamique propre à n’importe quel milieu pour ensuite la résumer à n’importe qui, en quelques phrases. En ce sens, quel genre d’homme était Gérald Godin ?
Il répond que Godin était un homme d’action d’abord, un homme qui aimait les gens dans leur différence, qui était intéressé par les autres. Puis il récite de mémoire une préface que Réjean Ducharme a écrite pour Gérald avant de me sortir le texte de son sac, à la manière de Félix le chat : « Un grand comédien, dans le fond, c’est quelqu’un qui se prend pour un grand comédien, qui fait tellement bien semblant d’être un grand comédien, qu’on se fait avoir. On peut toujours se prendre pour soi. Mais quand on aime les autres, quand c’est les autres qu’on trouve beaux, on n’a pas le choix : on se prend pour un autre, sinon pour plusieurs autres. » Simon poursuit en disant que Godin était quelqu’un qui aimait tant les gens qu’il voulait leur donner la parole : « Il disait même que jusqu’à une certaine limite, il n’avait pas eu de voix en poésie parce qu’il l’avait donnée aux autres. Il prenait leurs mots, les mettait dans sa poésie et leur donnait ainsi une dignité, une reconnaissance, une fierté. »
Simon me raconte alors une anecdote qui donne la mesure de la grandeur d’âme du personnage :
– Dans certaines situations, par exemple durant un mariage portugais, il était capable d’aller communier par respect pour les gens, même si lui-même était fondamentalement athée. Au fond, Godin était quelqu’un foncièrement bien dans sa peau, il n’avait pas à se prouver, il n’avait pas de côté m’as-tu-vu. C’était un politicien comme ça, qui te fait sentir que ce que tu as à dire est plus important que ce qu’il a à te dire. Godin, c’est comme superman : un gars ordinaire qui n’était pas destiné à faire de la politique, mais qui a choisi d’en faire comme si c’était une mission. Ma théorie, c’est qu’il voulait donner à l’existence une dimension plus aboutie, plus passionnelle. Comme si le summum de la possibilité d’une vie, c’était de se dire qu’on se refait un pays dans lequel on corrige ce qui ne fonctionne pas.
Je lui demande ensuite s’il considère que cette qualité-là, cette manière de s’intéresser à son prochain, s’est perdue chez les politiciens d’aujourd’hui. Il me répond ceci :
– C’est très dur à évaluer. Un film, c’est comme un zoom in. Tu couvres un personnage et tu fais fi des réalités autour. Tu couvres seulement quelques moments choisis, alors c’est certain que le personnage s’en trouve illuminé. Louise Harel est assez près des gens aussi, elle fait beaucoup de terrain, mais ça ne fait pas les manchettes parce que ce n’est pas assez spectaculaire. Qui recense les allées et venues des politiciens? Personne. Le film est une synthèse qui montre une réalité simplifiée. Pour répondre à ta question, je ne suis pas convaincu que cette qualité soit perdue chez les politiciens. Ce qui est sûr, c’est que la vie de Godin était vraiment cinématographique. Une vie remplie à ce point en 55 ans!
Pour continuer, je lui pose la question à savoir s’il croit qu’à cette époque, les intellectuels se rencontraient plus qu’aujourd’hui, qu’ils éprouvaient plus profondément le sentiment d’appartenir à une collectivité que la génération actuelle.
– Je ne sais pas. On a toujours l’impression que la génération à laquelle on appartient n’a plus de repères. On a l’impression que Miron était une vedette, mais c’était quelqu’un de connu dans son milieu, pas plus que ça. Ce que je crois, cependant, c’est qu’on ne génère peut-être pas assez de gens qui ont de l’orgueil. Ce qui a changé le plus aussi c’est que tout le monde agit comme si le problème québécois était réglé. Que l’idée d’indépendance n’avait plus à être discutée sur la place publique, que c’était seulement des nationalistes et des partisans du Parti québécois à qui ça tenait encore à cœur. C’est sûr qu’on n’est plus à l’époque où un poème comme Speak white serait encore entendu. Cet engagement-là est disparu, mais il y a les altermondialistes.
Saisissant sa réplique au bond, je lui demande s’il considère que les médias ont un rôle à jouer dans cet état des choses.
– Dans les médias, tout le monde veut donner son opinion tranchée sur tout. La minutie n’est vraiment pas au goût du jour. Pour te donner un exemple, faire Godin, ça a pris 5 ans à trois personnes. On a travaillé le double du temps que prend normalement une production.
– Vous avez dû en voir des films?
– Oui, énormément. En fait, dans notre documentaire, il y a un hommage au cinéma vérité. Notre idée était de recycler des images pour en sortir une mémoire de l’époque.
Je l’interroge sur le mélange entre la politique et la poésie : juge-t-il qu’il serait bon que les politiciens écrivent plus de poésie, histoire de cesser de parler avec une langue de bois? Il me répond ceci :
– Godin est parmi les seuls homme politique au monde à avoir publié un recueil alors qu’il était en fonction. Trouver le temps d’écrire, de publier, de faire un lancement, en plus de la tourmente quotidienne qu’exige les fonctions politiques, c’est rare. Très, très rare. C’est un des seuls, à ma connaissance, et j’ai cherché… Ça vient certainement du fait que la politique, ça te gruge, ça te mange, surtout si tu es toujours sur le terrain. La poésie, ça devient les gestes. Pour remettre en circulation une expression de l’époque, Godin, c’était vraiment un homme total. Il écrivait un poème avec les mots des gens.
Pour poursuivre dans le gras du sujet et revenir sur le rôle des médias, je lui demande s’il considère que les Godin, Groulx, Ferron, Straram et compagnie, les hommes engagés dans le destin de la collectivité québécoise, ont disparu de la scène médiatique ou s’il pense plutôt que c’est parce que les médias parlent peu d’eux.
– La perception que nous avons désormais de ces gens-là vient de ceux qui s’intéressent à eux. Le mouvement altermondialiste, environnementaliste est là. Il réclame des choses primordiales. Est-ce que la société est plus dure qu’avant ? Je ne sais pas, mais quand tu amènes des jeunes à consommer à partir de 13 ans ou des étudiants à travailler 40 heures par semaine, c’est sûr que tu les mets dans des conditions différentes de l’époque de la Révolution tranquille. C’est comme si le niveau de vie que voulaient les étudiants ne leur permettaient plus de ne pas travailler. Maintenant, juste pour louer un logement à Montréal, c’est relativement cher. Les jeunes n’arrivent peut-être plus à s’engager dans des causes parce qu’ils ont des loyers à payer. Il y a cet aspect pragmatique de la réalité : est-ce que je suis prêt à vivre chichement durant un grand nombre d’années dans le but de, peut-être, changer les choses ? Les gens prennent peut-être moins de risques qu’à l’époque. D’un autre côté, il y a tellement de média. On parle maintenant de tellement de gens. Les intervenants peuvent être dilués dans un flot de personnages. Comme représentant de la gauche, Khadir, même si je le trouve intéressant, je le vois mal embarquer les gens comme un Godin. C’est quelqu’un d’exceptionnel, mais je ne suis pas pendu à ses lèvres. Le problème c’est peut-être qu’on attend le sorcier qui va nous envoûter et nous amener ailleurs. Ce qui a changé, c’est la société civile. Comment on peut expliquer qu’un groupe engagé comme Loco Locass ait vendu autant d’albums ? Il n’y a pas d’équivalent maintenant. Ils sont les successeurs légitimes de Pauline Julien et compagnie. Fondamentalement, l’engagement c’est un problème d’existence collective. On peut écouter Le banquier, mais vouloir le bien de nos concitoyens. Je ne pense pas qu’il y ait des périodes où les individus ne peuvent pas fonder de grands espoirs. C’est peut-être cyclique, mais il n’en tient qu’à la dynamique interne de la société pour que les grands changements reprennent. Quand je regarde le mouvement collectif contre le projet de port méthanier du consortium Rabaska, et ceux qui s’opposent aux gaz de schiste, je me dis qu’il y a du monde, à l’ombre des médias, qui décident toujours de s’occuper de leur milieu de vie. Il y a plein de gens qui sont encore préoccupés par le social. Ce qui me préoccupe aussi, c’est qu’il n’y a presque plus personne qui s’intéresse à l’histoire québécoise. Ce n’est même pas qu’elle n’est pas intéressante, au contraire, mais elle n’est pas enseignée. Il faudrait un cours obligatoire pour tous. Après tout, toutes les nations du monde savent à peu près d’où elles viennent.
Avant de clore l’entrevue, je lui demande s’il a un autre projet de documentaire en tête.
– Rien de vraiment précis encore, mais je ne passerai plus six années de ma vie à vivre de bourses. Tant qu’à travailler, je travaillerai sur quelqu’un de vivant. Mais sait-on jamais ? Mon moteur, c’est la curiosité. Faut donc être prêt à vivre des accidents.