Actualité

Une broue à la santé de Socrate ou l’allégorie de la taverne

Par Stéphane Imbeault le 2011/01
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Une broue à la santé de Socrate ou l’allégorie de la taverne

Par Stéphane Imbeault le 2011/01

On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail que c’est là la meilleure
police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le
développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance […] Ainsi une
société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité : et c’est
la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême.

– Friedrich Nietzsche, 1844-1900, Aurore

Quoi de mieux que de refaire le monde et de méditer sur une question essentielle en compagnie d’une rousse Conquérante, d’une Grande Barbue, d’une Marmotte ou d’une Noctambule… ces bières soigneusement concoctées par la micro-brasserie artisanale Le Bien et le Malt? C’est pourtant à cette expérience originale que nous convie le département de philosophie du Cégep de Rimouski, et ce, depuis près de deux années. Si le houblon prend désormais la place de la caféine, les organisateurs de ces soirées de discussion renouent tout de même avec la tradition des Cafés philosophiques créés en France au début des années 90 par le défunt Marc Sautet. Ils encouragent ainsi, à leur manière, un retour de la réflexion au coeur de la place publique et veulent inaugurer un lieu privilégié où la philosophie reprend ses lettres de noblesse comme art de vivre.

Tout comme à l’époque des Pythagore, Socrate, Diogène et Épicure accompagnant les premiers pas de la démocratie athénienne (–600 ans av. J.-C.), une occasion est donc donnée à tous – en âge de fréquenter les bistrots bien entendu – de s’engager dans une discussion à bâtons rompus sur des interrogations fondamentales de l’humanité : L’espèce humaine maîtrise-t-elle sa destinée? Sommes-nous toujours responsables de nos actes? Qui sont nos vrais amis? Qu’est-ce que le mauvais goût? La fidélité en amour est-elle possible? Faut-il croire au paranormal? Voilà certains des sujets abordés de front durant ces soirées de haute voltige intellectuelle!

Lors de la dernière rencontre, ce cercle de philosophes disparus mettait justement au menu la thématique suivante : Le travail libère, vraiment? Question incontournable s’il en est une! Alors qu’on nous fait miroiter depuis des lunes l’avènement de la société des loisirs, société où la diminution du temps de travail serait supposément mise au profit du temps libre et de l’épanouissement de chacun, force est de constater que nous sommes pratiquement tous à bout de souffle, comprimés dans un espace-temps impossible à vivre et prisonniers d’une spirale infernale de « productivité-consommation-endettement », avec tout ce que cela comporte comme détresse psychologique et impacts sur l’indice de développement humain. Misère! Le temps n’était-il donc pas venu de s’arrêter un peu afin de réfléchir à tout ce cirque?

Une fois la question lancée, la partie de pingpong mentale pouvait donc débuter sous l’oeil aguerri du maître de jeu François Durette, enseignant en philo au Cégep, qui agissait comme modérateur. À tour de rôle, chacun y alla de son hypothèse personnelle, de ses intuitions, de ses expériences de vie, afin d’ouvrir des pistes de réflexion et de faire surgir du sens. Car ici, l’idée centrale n’est pas tant de trouver une vérité ultime ou une solution à toute épreuve que de sortir des sentiers battus, d’ouvrir des perspectives nouvelles et surtout, de faire l’épreuve des autres. Et il n’y a sans doute pas meilleur remède pour déraciner les préjugés, détecter les clichés et briser le consensus mou si cher à plusieurs que ces trop rares occasions de réfléchir en commun!

Certains participants ont ainsi plaidé pour une remise en cause du niveau d’investissement personnel au boulot en se demandant si l’être humain ne devait pas chercher à se réaliser dans d’autres sphères de la vie (l’engagement citoyen par exemple). Des interventions subséquentes exprimèrent l’idée que le travail rendait possible la liberté à condition qu’il permette de se réaliser, de relever des défis, de stimuler ses passions, sa créativité et surtout, d’avoir l’opportunité d’exercer son jugement – aspects que l’on ne retrouve malheureusement pas dans le travail forcé, le travail à la chaîne aliénant, etc.

Après s’être demandé s’il existait d’autres types de travail (comme le bénévolat) qui représentent le ciment de la société et qui ne sont pas reconnus à leur juste mesure, une participante souligna qu’il y avait peut-être un travail à faire sur soi, spirituellement parlant. En faisant un détour obligé par la définition du concept, d’autres indiquèrent la part de fatalité du travail liée aux nécessités biologiques de la vie. Impossible aussi d’aborder ce sujet sans avoir recours à ce bon vieux Marx, pour qui le travail était ce qui définissait l’être humain et le distinguait des bêtes!

Tout en reconnaissant le travail comme un puissant facteur de socialisation et de reconnaissance, l’assistance a soulevé l’idée que le travail risque d’être réduit à un marqueur d’identité dans la hiérarchie sociale permettant d’exposer sa place, sa réussite, son niveau de vie en faisait fi de sa contribution à l’amélioration de la collectivité. Mais au fait, tout travail contribue-t-il nécessairement au progrès humain ou est-il plutôt devenu une forme d’asservissement (au service de qui?) et un divertissement permettant d’échapper au vide angoissant de nos existences? Malheureusement, la réalité étant ce qu’elle est (le boulot nous attendant le lendemain), il commença à se faire tard! La soirée se termina doucement dans une atmosphère sereine et amicale.

Nos pintes et chopines étaient maintenant vides, mais la question était, elle, loin d’être vidée! En mettant de la pensée dans leur vie, les invités à la table de Sophia (sagesse en grec) se quittèrent sans doute avec l’impression d’avoir réussi à réfléchir un plus loin qu’eux-mêmes et en prenant conscience qu’une authentique philosophie ne peut naître que d’une mise en commun sincère de ses idées. Comme le disait Gilbert Cesbron : « Et si c’était cela perdre sa vie : se poser les questions essentielles juste un peu trop tard. »

Nous vous invitons à visiter le site internet et le blogue des bières philosophales (www.bieres-philosophales.com) pour connaître l’horaire des activités.

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