Culture

Rimouski, porte d’entrée de l’Amérique française au XVIIe siècle

Par Claude La Charité le 2011/01
Culture

Rimouski, porte d’entrée de l’Amérique française au XVIIe siècle

Par Claude La Charité le 2011/01

Quiconque se promène sur le rivage nord de l’île Saint-Barnabé, par un beau jour d’été, a l’impression de voir l’estuaire tel qu’il était du temps de Toussaint Cartier. La Côte-Nord est trop éloignée pour qu’on puisse distinguer à l’oeil nu les villes et les villages qui se sont construits depuis lors, et les bruits de Rimouski, en particulier la circulation automobile, sont étouffés par la forêt. On cède à la délicieuse impression d’être seul au monde et on se dit que l’ermite a eu bien raison de se retirer ainsi sur son île, loin de tout, sans que rien ni personne vienne troubler cette splendide solitude.

Paradoxalement, une telle impression d’isolement est anachronique. Certes, la petite seigneurie de Rimouski marquait la frontière est de la colonie et était de ce fait très loin de Québec, siège du pouvoir politique et religieux. Bien qu’elle ne comptât qu’une cinquantaine d’âmes et qu’elle se trouvât dans une situation de relative précarité, la seigneurie occupait une position stratégique qui, loin de l’isoler, lui donnait un accès privilégié aux grandes voies de communication de l’époque et la mettait en relation constante, sauf pendant l’hiver, avec la France et les autres colonies françaises.

Alors que les modes privilégiés sont aujourd’hui l’automobile et l’avion, le bateau était l’unique moyen de transport sur de longues distances au XVIIIe siècle. Ainsi, l’ermite, sur son île, loin de tourner le dos au monde, se trouvait à vivre à deux pas de la principale « autoroute » de la colonie. Plus encore que les Rimouskois sur la terre ferme, Toussaint Cartier était aux avant-postes des échanges et des communications. Ce qui n’allait pas toujours sans poser problème, puisque l’ermite était peu enclin à fréquenter les administrateurs coloniaux, au point que le marquis de Montcalm le décrivit comme un misanthrope qui se sauve dans les bois, dès qu’on aborde son île.

Le rôle de Rimouski comme porte d’entrée de l’Amérique française se trouva confirmé par la cession de l’Acadie à l’Angleterre en 1713. Comme les traversées restèrent particulièrement périlleuses, les équipages devaient souvent être ravitaillés, en particulier en eau fraîche, dès qu’ils atteignaient le premier poste allié. Or, à l’époque de Toussaint Cartier, ce premier poste est Rimouski, entre l’île Saint-Barnabé et les îles du Bic, à l’embouchure de la rivière Rimouski.

C’est le marquis de Montcalm qui, dans son journal de voyage, fournit le témoignage le plus éloquent à ce sujet : « Les premières habitations que l’on trouve vers la côte du Sud sont à Saint-Barnabé; aussi les vaisseaux français commencent à y arborer le pavillon. La paroisse se nomme Rimouski; il y a trente-six familles. » Avant Rimouski, les navires français hissaient le pavillon britannique, dans l’espoir de tromper la vigilance de la marine ennemie.

Même si les documents nous manquent, il faut donc imaginer l’ermite exposé en permanence aux navires français et à leurs équipages, si bien d’ailleurs qu’il était sans doute plus en contact avec la France qu’avec le reste de la colonie. On sait, par la tradition orale recueillie par Joseph-Charles Taché, que Toussaint Cartier dut porter secours aux victimes d’un double naufrage vers 17551. L’équipage de la frégate La Macrée s’échoua sur la côte de Gros Mécatina sur la Basse-Côte-Nord. Les survivants furent récupérés à bord d’un senau, un navire de commerce à deux mâts, qui finit à son tour par sombrer dans une anse de l’île Saint-Barnabé, depuis lors appelé l’anse au Senau. Et c’est alors que l’ermite entra en scène d’après Taché : « Aux premières lueurs du jour, l’ermite, en sortant de son logis, aperçut vers l’est la voilure déchirée et ballant au vent, ainsi que la coque échouée du petit navire; voyant en cela l’indice certain d’un malheur, le pieux solitaire se dirigea en toute hâte vers le lieu du sinistre. Il trouva sur le rivage, à l’entrée du bois, les naufragés serrés les uns contre les autres et mourant de froid. Quelques moments après, tous ceux que la mort n’avait point frappés, aidés par l’ermite, étaient rendus dans la maisonnette de l’ermitage, qui pouvait à peine les contenir à rangs pressés. »

Placé au coeur de l’action dans cette tragédie maritime, l’ermite sera aussi placé aux avant-postes lors de la guerre de Conquête. En 1759, les armées britanniques, après avoir pris le contrôle de Québec, cherchèrent à écraser toute riposte, en envahissant les côtes du Saint-Laurent et en semant la dévastation partout, en particulier sur la Côte-du-Sud2. Or, sans surprise, Taché précise que l’île Saint-Barnabé fut un des premiers points de la côte qu’elles abordèrent. Cette fois, cependant, comme avec Montcalm, Toussaint Cartier pratiqua l’art de l’esquive, alors que les Rimouskois s’enfuyaient dans l’arrière-pays : « L’ermite seul ne changea rien à sa manière de vivre, devenant également étranger à la crainte et à la curiosité. Des chaloupes mirent à terre des escouades qui, après quelques excursions sur l’île, la croyant tout à fait déserte et se trouvant à distance des établissements de terre ferme, se rembarquèrent sans avoir découvert la demeure du solitaire que Dieu protégeait sans doute. »

D’une certaine façon, sur son île, l’ermite joua le rôle de portier du Nouveau Monde, en raison de la situation privilégiée de Rimouski. Encore en 1910, alors que se tenait à Montréal le premier Congrès eucharistique en dehors d’Europe, le cardinal Vincenzo Vannutelli, délégué du pape Pie X, passera lui aussi, et sans doute pour la dernière fois de l’histoire, par la porte d’entrée de l’Amérique française, en débarquant à Rimouski pour entamer son voyage jusqu’à Montréal3.

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Notes :

1. D’après le journal du marquis de Montcalm, le naufrage aurait eu lieu en 1758 et le navire se serait appelé L’Aigle. Voir Rimouski depuis ses origines, Rimouski, Société d’histoire du Bas-Saint-Laurent et Société de généalogie et d’archives de Rimouski, 2006, p. 64.

2. Voir, à ce propos, Gaston Deschênes, L’année des Anglais. La Côte-du-Sud à l’heure de la Conquête, Québec, Septentrion, 1988.

3. Voir, à ce propos, Jean-Claude Leclerc, « Quand Montréal était la Rome du Nouveau Monde », Le Devoir, 11 septembre 2010.

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