Les produits alimentaires régionaux, en particulier les produits transformés dits de spécialité, suscitent de plus en plus l’engouement des consommateurs. Choisir de tels produits, c’est certes choisir un goût particulier, mais c’est aussi choisir un producteur plutôt qu’un autre : le producteur de chez nous, propriétaire de son entreprise, souvent familiale et généralement de taille petite, voire très petite.
C’est notamment ce qui se dégage d’une recherche menée à l’UQAR, où plus de 400 entreprises bioalimentaires ont été recensées dans trois régions non métropolitaines : la Gaspésie, le Bas-Saint-Laurent et Chaudière-Appalaches. Chaque entreprise fabrique au moins un produit issu de la transformation d’une ressource que, souvent, ils produisent eux-mêmes : cacao, céréales, érable, farine, fruits et légumes, lait, miel, poissons et fruits de mer, viandes.
Dans le but de mieux comprendre leur réalité, nous avons interrogé 65 dirigeants, en majorité des hommes et des femmes originaires de leur région. Parmi les enjeux qui se posent pour démarrer, développer, voire pérenniser ces entreprises, revient constamment la question de trouver la « taille idéale ».
Dans un système agroalimentaire fondamentalement pensé pour les gros joueurs et dominé par eux, tous se perçoivent toujours relativement « petits » en comparaison des Maple Leaf, Saputo, Olymel, Agropur, Kraft et autres. Ils sont aussi bien conscients que ces grands groupes cherchent à occuper le marché des produits de spécialité, bien qu’ils jouent souvent davantage sur le marketing sans que leurs produits présentent forcément des spécificités (ingrédients, recettes, procédés de fabrication) qui les distinguent des produits de masse standardisés. La taille de l’entreprise devient un enjeu important, en particulier pour la commercialisation et la distribution.
La vente directe aux consommateurs reste, dans la plupart des cas étudiés, le principal marché d’écoulement des produits, que ce soit directement sur les lieux de l’entreprise ou dans les marchés publics et les foires commerciales. En misant notamment sur les circuits courts, les entrepreneurs peuvent conserver les marges de profits générés par les ventes, ce qui, à certains moments du développement de l’entreprise, peut être déterminant pour sa viabilité, tout en préservant une relative qualité de vie professionnelle qui se traduit aussi par le refus d’être cantonnés dans les seuls aspects gestionnaires au détriment de la possibilité de mettre en œuvre leur créativité dans l’innovation de produits.
Cependant, la vente directe ne comporte pas seulement des avantages, car elle ne se réalise pas uniquement sur les lieux mêmes de l’entreprise. Certains entrepreneurs développent des stratégies plus exigeantes, comme l’ouverture d’un comptoir dans un marché public de Montréal ou de Québec. Cette course vers le client demande de l’organisation, ainsi que des ressources importantes. Ces initiatives peuvent aussi causer des soucis pour la vie familiale, car c’est souvent l’entrepreneur lui-même qui fait ces voyages vers les clients, laissant peu de personnes (sinon aucune) pour assurer les activités sur les lieux de l’entreprise. En effet, près du quart des 405 entreprises recensées n’ont pour seule main-d’œuvre que le propriétaire et la moitié compte de un à cinq employés.
L’importance de la vente directe n’est pas étonnante considérant que le tiers des entreprises enquêtées sont en démarrage (moins de dix ans d’existence). Cela implique généralement des volumes de production plus modestes et un nombre plus restreint de clients à rejoindre. Dans certains cas, grossir est une sorte de passage lié à la maturité de l’entreprise, mais cette situation s’impose aussi parfois par les structures d’organisation du marché. Par exemple, l’entrepreneur qui veut commercialiser et distribuer ses produits alcoolisés via la SAQ (seule autre possibilité que la vente directe selon la Loi) afin de se concentrer davantage sur la fabrication se trouve devant un dilemme, car cela peut impliquer d’augmenter sa production. Le choix n’est pas facile à faire, car toute hausse de la production met en jeu plusieurs aspects de la vie des entreprises : nécessité de trouver du capital pour investir dans la chaîne de production à réorganiser, possible perte d’autonomie si le financement provient d’un tiers, privé ou public, main-d’œuvre à trouver et à former, réorganisation potentielle des fonctions qui deviennent plus spécialisées, etc.
Agrandir l’entreprise peut aussi signifier voir ses relations avec son milieu évoluer et les perceptions de la population et de divers groupes changer, l’entreprise en croissance étant perçue comme mieux établie, ayant réussi, voire plus « riche ». Certains entrepreneurs perçoivent que le milieu adopte alors une attitude attentiste envers eux pour ce qui est de la création d’emplois, du soutien de causes sociales, etc. En revanche, certaines municipalités rurales, souvent de taille modeste, ont de la difficulté à répondre aux besoins accrus de l’entreprise en services publics, notamment en eau.
D’autres acteurs du système incitent les entrepreneurs, parfois malgré eux, à grossir, et même plus rapidement qu’ils ne le souhaiteraient. Certains soulignent le travail des agents d’organismes qu’ils sollicitent pour du soutien : plusieurs leur expliquent ainsi qu’ils auront droit à une subvention s’ils revoient à la hausse leur projet, qui deviendrait alors admissible à tel ou tel programme de financement. Les entrepreneurs se trouvent, malgré eux, au cœur d’un monde faisant valoir des idées et des croyances bien ancrées, comme celle voulant qu’un projet de plus grande envergure rapportera plus et aura plus de chances de succès qu’une initiative plus modeste.
Or, si l’enjeu de la taille idéale se pose en termes de profit et de rentabilité, dont la capacité à fabriquer et à écouler des produits à des prix qui permettent de vivre du travail fait dans l’entreprise, il se pose aussi en termes plus personnels et humains. S’ensuit une quête perpétuelle pour trouver un équilibre qui soit viable pour l’entreprise, mais également vivable pour les entrepreneurs individuels ou familiaux, permettant de concilier travail et famille, nécessité financière et plaisir de créer. Comme plusieurs l’expliquent, tous n’ont pas le goût de devenir gros comme un bœuf, mais souhaitent progresser à leur rythme, car mode de vie et qualité de vie ne trouvent pas nécessairement leur source dans la hausse du chiffre d’affaires.
Enfin, la taille des entreprises est un enjeu important, car il renvoie, plus largement, à leur ancrage territorial et à leurs incidences sur les dynamiques de développement régional. Épousant la figure de son dirigeant à la fois producteur et habitant, ces petites et moyennes entreprises sont susceptibles de demeurer des propriétés régionales – au contraire des grands groupes nationaux qui peuvent rapidement changer de main –, car le propriétaire est généralement très attaché à son milieu de vie. Cela explique en partie cette exigence pour mieux articuler les activités de production à la vie familiale et communautaire. Il s’agit d’un aspect du travail de ces entrepreneurs qui mérite notre attention, car c’est peut-être là, dans ce difficile équilibre à construire entre espaces de production et milieu de vie, que réside la véritable innovation essentielle au développement durable de nos territoires ruraux et de nos régions.
Pour en connaître davantage sur les résultats de cette recherche financée par le MAMROT, nous vous invitons à consulter le rapport disponible en ligne. Nous remercions les nombreuses personnes qui y ont collaboré, dont les assistants de recherche, différents représentants d’organismes régionaux et, évidemment, les 65 entrepreneurs qui ont accepté de répondre à nos questions.
Marie-José Fortin est professeure et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en développement régional et territorial de l’UQAR. Mario Handfield est professeur à l’UQAR.