
Le zapatisme est tout à la fois un soulèvement indigène pour la dignité et l’autonomie, une lutte de libération nationale pour refonder le Mexique et une rébellion pour l’humanité et contre le néo-libéralisme.
Jérôme Baschet, préface de « Saisons de la digne rage », Sous-commandant Marcos, Flammarion/Climats, 2009
Cet article est le premier d’une série sur la lutte des indigènes zapatistes1 du Chiapas, au sud du Mexique, et les vagues qu’elle produit jusqu’à nous.
12 février 2010, San Cristobal de las Casas, 6 h 15 du matin. Nous marchons dans les rues encore presque désertes de San Cristobal de Las Casas. À plus de 2000 mètres d’altitude, il fait froid, moins de 10°C. Nous allons d’un pas rapide vers le nord de la ville près du Marché, d’où partent les Colectivos, ces petits bus collectifs qui desservent les bourgades et villages autour de San Cristobal.
Nous sommes intérieurement fébriles : notre décision d’aller à Oventik, le Centre régional du gouvernement autonome zapatiste, s’est prise la veille en quelques secondes, après avoir vu le film Zapatistas, cronica de una rebelion2 au Kinoki, le Cinéma Paraloeil de San Cristobal. Nous portons encore en nous des images fortes du soulèvement de l’EZLN, Ejercito zapatista de liberacion nacional, l’Armée zapatiste de libération nationale, des milliers de paysans indigènes armés d’armes ou de bâtons, masqués avec les passe-montagnes ou les foulards, envahissant San Cristobal la nuit du 1er janvier 1994. «Ya basta !», «Ça suffit !» est leur cri du cœur, après 500 ans d’oppression, d’humiliation et de résistance. Leurs demandes : «terre, travail, toit, alimentation, santé, éducation, indépendance, liberté, démocratie, justice, paix». Ils dénoncent l’entrée en vigueur de l’ALÉNA, le traité de libre-échange des gouvernements néolibéraux du Canada, des États-Unis et du Mexique. Cet accord ira accentuer «légalement» les injustices vécues par les indigènes du Chiapas et de tout le Mexique depuis la «Conquête», particulièrement la dépossession de leurs terres, très riches en ressources diverses – minerais, forêts, rivières, plantes médicinales, paysages à «écotourisme haut-de-gamme» – au profit de grandes compagnies nationales et multinationales. Les minières canadiennes et bien d’autres se lèchent les babines.
Dans nos têtes voyagent d’autres images du film : la répression sanglante qui a suivi le soulèvement du 1er janvier, l’armée mexicaine bombardant les communautés zapatistes, l’enthousiasme de centaines de milliers de manifestants et de manifestantes de la société mexicaine civile, appuyant les revendications des zapatistes, lors de la longue «Marche de la couleur de la Terre» jusqu’à Mexico, au printemps 2001, le visage des gouvernants mexicains pleins du séculaire mépris envers les indigènes, et refusant de voter pour les accords de San Andres sur les droits des indigènes, des populations indigènes du Chiapas chassées de leurs terres et se sauvant sous la menace des militaires et paramilitaires et les nombreux civils assassinés, femmes et enfants…3 des femmes, armées de leur seul courage et de leurs voix, fortes de la «dignité rebelle», empêchant tanks et soldats de pénétrer sur leur territoire.
Nous apprenons que nous pouvons simplement aller à Oventik… en colectivo, et qu’il ne faut pas oublier nos passeports. Oventik ! pour moi, ce sont les photos de Zorro el Zapato, pièce créée sur la lutte des zapatistes par une amie française et sa Compagnie Tamèrantong4 avec des enfants des quartiers de Paris où vivent en majorité des immigrants. Le Sous-commandant Marcos les a invités à venir au Chiapas la jouer devant les premiers concernés : les familles de paysans indigènes zapatistes. Et nous savons bien que nous sommes venues au Chiapas avant tout pour rencontrer des zapatistes et non pour admirer une jolie ville coloniale. Nous irons donc à Oventik.
Nous voilà sur les routes sinueuses des montagnes dans la lumière du soleil levant, seules «gringas» dans le petit bus. La langue tzotzil, ou tzeltal5 résonne doucement dans nos oreilles. Le colectivo nous dépose devant une barrière de métal qui ferme la clôture entourant le centre d’Oventik. Sur un côté de la route, une boutique d’artisanat en planches, fermée, où la figure peinte de Zapata nous regarde fièrement. De l’autre côté, une route en pente, bordée de cabanes-maisonnettes en bois peintes de murales colorées. Une pancarte en métal un peu rouillée par les éléments nous annonce : «Vous êtes ici sur un territoire zapatiste en rébellion. Ici le peuple commande et le gouvernement obéit» et une autre : «POUR TOUS TOUT, RIEN POUR NOUS, Cœur central des Zapatistes devant le Monde, Zone Altos». Nous y sommes !
Nous allons vers la barrière où une femme garde l’entrée, le visage masqué. Elle nous demande nos passeports et les porte à une proche maisonnette. Elle nous mène ensuite au «Comité de vigilance» où nous accueillent trois hommes et une femme, masqués par leur passe-montagne. Questions d’usage : d’où venez-vous, pourquoi venez-vous ici, quel est votre travail, de quelles organisations faites-vous partie, et ils notent lentement sur un petit cahier. Puis un jeune (son jeans, très bas sur les hanches et sa dégaine le trahissent !) nous amène devant une autre maisonnette en bois, porte fermée, où est peint en couleurs chaudes sur le mur : «Maison du Bon Gouvernement, Cœur central des zapatistes devant le Monde», en tzotzil d’un côté de la porte et en espagnol de l’autre côté. Il ouvre la porte et donne nos passeports à l’intérieur, ressort et nous dit d’attendre. Nous voyons aussi dans la rue des petits groupes d’hommes de la région qui arrivent, l’air grave et silencieux. Nous verrons plus tard qu’ils ont une assemblée de la population zapatiste de la région dans leur grande salle communautaire, hommes, femmes et enfants. Nous saurons le lendemain que des populations d’une base d’appui zapatiste de l’EZLN de la région de Montes Azules ont été dernièrement expulsées violemment de leur village par des centaines de policiers et que leurs maisons ont été brûlées. C’est un territoire où est situé un centre de production d’OGM de Monsanto6. La guerre qui ne porte pas son nom a bien lieu au quotidien. La résistance aussi.
La porte s’ouvre, on nous fait entrer. Nous sommes dans la petite salle du Conseil du Bon gouvernement du Caracol d’Oventik et derrière la table, les six membres du Conseil, quatre femmes et deux hommes. Le Caracol (qui signifie «escargot, coquillage») est le chef-lieu du gouvernement régional zapatiste, composé de délégués élus des municipalités autonomes de la région. Ce sont les Caracoles qui dirigent et administrent les territoires et non plus l’EZLN, l’Armée de libération, qui demeure cependant un pilier politique et un lien important avec l’international. Nous y reviendrons.
Le mur est couvert de murales et photos, d’affiches de solidarité, d’une carte de l’occupation militaire sur le territoire indigène du Chiapas et, dans un coin, une photocopieuse.
C’est alors que commence notre échange avec des zapatistes, des paysans indigènes en rébellion contre l’injustice institutionnalisée7 et qui apprennent à gouverner, en obéissant aux décisions de leur communauté. Nous sommes au cœur du territoire zapatiste et quand nos yeux rencontrent les leurs, «en bas et à gauche » de notre poitrine, notre cœur est touché8.
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ENCADRÉ
«Le monde a la tête à l’envers : celui qui possède est celui qui n’a pas besoin, et celui qui a besoin ne possède rien.» Sous-commandant Marcos (Interview dans la revue Proceso, mars 2001)
Riche en ressources naturelles, le Chiapas fournissait notamment à lui seul, en 2001, 54% de l’énergie hydroélectrique (soit 6,4 % de la production totale d’électricité du pays), 21 % du pétrole, 47 % du gaz naturel et 35 % du café du Mexique.
Monsanto, Coca-cola, Ford et Bayer sont parmi les nombreuses multinationales qui s’enrichissent de l’appropriation de ces ressources naturelles.
Le Chiapas a le niveau de pauvreté le plus élevé du Mexique. (Source: Secretaria de desarollo social, Sedesol).
26% des logements des indigènes sont sans eau courante, 68% n’ont pas de sol en dur, 86% de cette population cuisine avec du bois ou du charbon.
39% des indigènes de plus de 15 ans sont analphabètes, en majorité les femmes.
La malnutrition affecte 71% des indigènes et est pour eux la 7e cause de mortalité. Le taux de mortalité infantile au Chiapas en 2007: 21,7 pour mille, au Canada en 2008 : de 5,08 pour mille.
(Source : SIPAZ, Service international pour la paix )
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Notes:
1. «Indigènes» est le terme utilisé en Amérique latine pour «autochtones» au Québec. «Zapatiste» provient de la lutte d’Émiliano Zapata, d’origine indienne, l’un des grands dirigeants de la Révolution mexicaine de 1910, pour une redistribution des terres aux paysans pauvres.
2. Dans le cadre d’un événement autour de la lutte zapatiste, à la prochaine saison automne-hiver, nous prévoyons avec le Cinéma Paraloeil à Rimouski présenter des films au sujet des zapatistes.
3. Pensons à l’assassinat de Mariano Abarca , le 27 novembre 2009: ce militant luttant contre le désastre écologique et humain que cause la minière canadienne Blackfire dans le sud du Chiapas fut tué par des employés au service de la minière. Aussi, le 27 avril 2010 dans l’État d’Oaxaca, dans la Commune autonome de San Juan Copala des indigènes Triquis, rappelons le meurtre de 2 observateurs d’une caravane de la paix par des para-militaires reliés au gouverneur de cet État, et le 20 mai celui de 2 leaders de la communauté Triqui. (www.narconews.com/Issue63/article_fr3992.html)
4. Christine Pellicane, directrice artistique de Tamèrantong : www.myspace.com/compagnietamerantong. Et sur Zorro el Zapato à Oventik : www.citrouille.net/iblog/B278968955/C1514699025/E1253381013/ et www.pierregrosbois.com/projets/05_Utilite_Inutile/projet.html.
5. 40% de la population du Chiapas est autochtone, en majorité maya, avec pour langues principales le tzotzil et le tzeltal.
6. Sur les déplacements forcés de populations au Chiapas : www.frayba.org.mx/archiv/…/100203_au02_montes_azules_frances.pdf.
7. Le PRI est le Parti Révolutionnaire Institutionnalisé, issu de la révolution de 1910, il a gouverné le Mexique pendant 70 ans. Son régime est marqué par la corruption, la répression et la trahison des idéaux révolutionnaires. Impliqué dans le soutien à des groupes para-militaires.
8. Les zapatistes ont initié en 2006, lors des élections, une «Autre Campagne» à travers le Mexique pour créer une alliance des forces de résistance et de solidarité. Le slogan «en bas et à gauche» de ce mouvement symbolise les groupes et individus qui luttent «en bas», de la base et pour la base, et «à gauche», c-a-d anti-capitalistes. (http://cspcl.ouvaton.org/article.php3?id_article=249)
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Bibliographie:
La rébellion zapatiste, Jérôme Baschet, Ed. Flammarion. Une passionnante analyse pour comprendre cette lutte et ses enjeux et pour ceux qui la mènent et pour toutes les luttes vers un «Otro mundo es posible».
Saisons de la digne rage, Sous-commandant Marcos, présentation de Jérôme Baschet, Climats/Flammarion.
Le rêve mexicain, Jean-Marie Le Clézio, sur la Conquête et le génocide des indigènes du Mexique par les espagnols.
Le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (cspcl.ouvaton.org), pour toute information, textes principaux des zapatistes et sur leurs luttes. En ce moment, suivi de la Brigade européenne de solidarité, de soutien et de fraternité avec les communautés indigènes en rébellion, en visite au Chiapas, rencontrant le Conseil de bon gouvernement à Oventik le 8 juillet dernier.
Des morts qui dérangent, polar écrit à quatre mains par le grand auteur mexicain Paco Ignacio Taibo II et le Sous-commandant Marcos, une fresque réalisto-ironique du lien plus qu’incestueux entre l’État mexicain, les grandes multinationales et les groupes para-militaires, particulièrement autour de la région de Montes Azules. (www.actualitte.com/actualite/5713-morts-derangent-Talbo-commandant-Marcos.htm)