Le 1er mai 2010 avait lieu une tentative d’attentat à Manhattan, qu’on avait d’abord reliée aux menaces d’un groupe islamique new-yorkais, Revolution Muslim, à l’encontre des créateurs de la sitcom américaine South Park. Comedy Central, le réseau où sont diffusés les épisodes de South Park, venait tout juste de diffuser les épisodes « 200 » et « 201 » qui présentaient Mahomet, le prophète de l’islam, mais en version censurée, suite aux menaces reçues. Cette censure a été l’occasion chez les éditorialistes de voir un nouveau cas d’autocensure et de se remémorer l’affaire des caricatures de Mahomet publiées en 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten. Mario Roy de La Presse, par exemple, en appelait dans son éditorial du 27 avril à « reconquérir les idéaux » de la liberté de presse contre l’intimidation des terroristes. Sans entrer dans des considérations théologiques sur l’interdit de la figuration de Dieu ou de ses prophètes dans l’islam, je veux montrer que la censure ici peut être vue à la fois comme un moyen plus efficace de critique de l’interdit islamique en pervertissant la loi de non-représentation du prophète de l’islam, mais aussi en critiquant les motivations politiques des défenseurs de la « liberté de presse ». D’un côté comme de l’autre, leur appropriation de l’« Affaire South Park » s’est fondée sur une ignorance de ce dont ils parlent et une méconnaissance de l’humour des créateurs de la série.
Le cynisme particulier de South Park a fait de cette sitcom une des émissions les plus controversées de la télévision, et ses créateurs se sont attirés de plus en plus de critiques et d’ennemis au fil de ses quatorze années d’existence – particulièrement chez les personnalités religieuses américaines, toutes dénominations confondues. Les épisodes « 200 » et « 201 », (diffusés respectivement les 14 et 21 avril) se veulent un retour sur les différentes controverses créées par South Park, et mettent en récit la tentative de Tom Cruise (personnage récurrent dans la série) d’entreprendre une action en justice, avec 200 autres célébrités caricaturées par South Park, contre le village de South Park pour diffamation. Cruise acceptera cependant d’abandonner la poursuite à condition que les habitants de South Park lui remettent Mahomet, ce que les enfants du village tenteront à tout prix.
Le plan de Cruise vise à tirer de Mahomet son « goo », une substance qu’il serait le seul à posséder et qui permettrait à celui qui le possède de ne pas être ridiculisé en public. Ultimement, Tom Cruise réussira à s’accaparer le goo de Mahomet et deviendra, un temps seulement – jusqu’à la prochaine plaisanterie –, immunisé contre la moquerie en étant lui-même censuré. L’épisode « 201 » diffusé une semaine plus tard fait suite à « 200 » et conclut le récit en mettant à l’avant-scène les amis et alliés de Mahomet (les super best friends, dont on compte notamment Jésus et Bouddha) qui viendront à sa rescousse. L’épisode « 201 » se termine, comme il est d’usage dans South Park, par un « I’ve learned something today… », un message moral habituellement d’allure comique. Cette fois-ci, le message devait être un message de tolérance, mais ce monologue de plus de deux minutes qu’on pensait pouvoir offenser les musulmans a été entièrement censuré par un signal sonore tout comme les mentions orales à Mahomet, en plus, bien sûr, de sa représentation picturale qui deviendra un rectangle noir mouvant sur lequel est inscrit en lettres blanches « censored ».
Même si les créateurs de South Park soutiennent que la censure a été faite sans leur consentement, il est intéressant d’analyser ce qu’elle produit performativement en termes de critiques politiques, et ce, en dépit de la volonté des concepteurs de South Park. Car si la demande de Tom Cruise aux habitants de South Park se présente comme une menace terroriste à l’encontre de leur village (fictivement) et de l’émission (effectivement), du point de vue des personnages de South Park, il devient impératif de défendre Mahomet – son image, sa réputation – contre les forces politiques et sectaires qui voudraient s’en servir comme prétexte dans leur lutte contre la liberté de parole, mais tout autant de ces forces qui s’en serviraient dans la promotion de la liberté de presse. La caricature de South Park vise paradoxalement à protéger l’image (ou la non-image) de Mahomet, ou encore, protéger l’infigurable, et le moyen de le faire devient la caricature du débat sur les caricatures.
L’ « humour » de South Park est le contraire de l’ « ironie » (pour reprendre les distinctions du philosophe français Gilles Deleuze). L’attitude ironique (et subversive) devant les menaces islamiques est celle de Charlie Hebdo où des pages entières de son édition du 8 février 2006 étaient consacrées aux caricatures danoises et à de nouvelles caricatures de leur crû : à la menace islamique et à sa Loi, on répond en lui opposant un principe supérieur, celui de la liberté de presse. South Park réussit au contraire une véritable perversion de la menace islamique en suivant sa Loi au bout de ses conséquences jusqu’à ce qu’elle se ridiculise elle-même : protéger l’infigurable du prophète de l’islam contre les fanatiques de tout acabit. S’autocensurer – et le faire ici ouvertement, mais aussi de manière tellement ridicule – devient un acte politique performatif qui ne peut que mettre mal à l’aise les deux versants du débat sur les caricatures danoises (liberté de presse versus dignité de la religion) : les créateurs de South Park ridiculisent la critique en se ridiculisant eux-mêmes, dans une critique sans reste.