Depuis bientôt cinq ans, le secteur forestier est ébranlé par une crise sans précédent en ampleur et en durée. Alors que tous tentent de garder la tête hors de l’eau en attendant une reprise soutenue des marchés du bois d’œuvre, une révolution, elle aussi sans précédent, se prépare en forêt.
Cette révolution prend son origine il y a plus de dix ans alors que la foresterie industrielle moderne est portée à l’attention du public par le film du poète et polémiste Richard Desjardins. Que l’on soit en accord ou non avec les propos tenus dans L’erreur boréale importe peu, mais il faut reconnaître ici qu’il a été un déclencheur d’événements qui ont mené à la révolution que nous vivons actuellement et qui prônent une gestion forestière plus respectueuse de l’environnement, des différents usagers de la forêt et de la diversité des espèces qui y vivent.
La révolution forestière en cours se réalise à travers la mise en œuvre de l’aménagement écosystémique dans les forêts publiques du Québec. Le principal objectif est le maintien du fonctionnement naturel des écosystèmes et de la diversité des espèces qui y sont associées. Mais n’est-ce pas contradictoire que de vouloir récolter les forêts et maintenir les espèces qui leur sont associées ? Pour comprendre que cela est possible, analysons de plus près ce qu’implique l’aménagement écosystémique des forêts.
Les connaissances scientifiques entourant l’aménagement écosystémique des forêts se basent sur le paradigme suivant : les forêts sont soumises à de nombreuses perturbations naturelles telles que les incendies, les épidémies d’insectes et les tempêtes de vent, et ce, depuis des millénaires. Les espèces forestières ont évolué avec ces perturbations et y sont adaptées. S’inspirer de ces perturbations naturelles pour reproduire les caractéristiques des forêts naturelles et maintenir les processus écologiques associés sont les meilleures garanties que nous possédons pour maintenir la diversité des espèces. En d’autres mots, la récolte de nos forêts doit permettre de reproduire toute la gamme des caractéristiques que l’on retrouverait dans un paysage soumis uniquement aux perturbations naturelles. Cela implique donc de connaître comment fonctionnent les forêts soumises à ces perturbations naturelles et de reconnaître que la diversité des espèces vivantes est associée à une diversité de conditions forestières notamment en termes d’âge (forêts jeunes, intermédiaires et vieilles) et de composition (forêts de conifères, de feuillus ou mélangées).
Des travaux ont été entrepris depuis 2005 en Gaspésie par le Consortium en foresterie afin de développer des solutions « écosystémiques » adaptées aux écosystèmes forestiers régionaux. Par exemple, des études ont documenté la dynamique de cédrières plusieurs fois centenaires et soumises aux perturbations naturelles. Ces connaissances ont permis de développer un traitement sylvicole qui reproduit les caractéristiques propres à ces écosystèmes (coupe en chapelet). Parallèlement, des expérimentations de coupe à rétention variable ont aussi été entreprises dans des sapinières où le prélèvement simulait le passage d’une épidémie d’insectes qui épargnait de 15 à 20 % des arbres. Afin de valider si ces efforts portent fruits en regard de l’objectif de maintien de la biodiversité, des suivis de groupes d’espèces dites indicatrices (dans ce cas-ci les araignées et les oiseaux forestiers) et de constituantes propres aux écosystèmes naturels (bois mort au sol et arbres morts debout, taille des arbres résiduels, stabilité des arbres résiduels au vent, etc.) ont été effectués et se poursuivront. En plus de fournir des informations propres au maintien de la biodiversité, le suivi des espèces permet aussi l’apport de nouvelles connaissances sur des groupes d’espèces moins connues. Ainsi, ces relevés ont jusqu’à présent permis de confirmer la reproduction d’une nouvelle espèce d’oiseau en Gaspésie (la paruline à couronne rousse) et la mention de 18 nouvelles espèces d’araignées pour la région dont une récemment décrite par la science (Oryphantes aliquantulus) et seulement trouvée en deux autres endroits au Québec : la Baie-James et l’Abitibi.
Le déploiement de l’aménagement écosystémique n’en est qu’à ses balbutiements, mais d’ores et déjà l’approche marque une révolution en forêt. Beaucoup d’autres idées devront être imaginées et validées pour concrétiser le tout sur l’ensemble du territoire. Cela représente certes un grand défi pour les scientifiques et les professionnels de la forêt, mais au bout du compte ce sont toutes les espèces qui y gagneront, ainsi que nous et nos descendants.
Les auteurs travaillent pour le Consortium en foresterie Gaspésie-Les-Îles.