Anna Mirallès est bédéiste. C’est rare une femme qui réalise des BD, car c’est un monde d’hommes. La très grande majorité des oeuvres du genre est réalisée par des hommes. Entre les années 40 et 60, le journal Spirou et le journal Tintin connaissaient leur apogée. La BD qu’ils renfermaient était non seulement réalisée par des hommes, mais était aussi exclusivement destinée au lectorat de jeunes garçons. C’est d’ailleurs ce même public qui, adulte, eut droit dans les années 60 et 70 aux premières BD lui étant exclusivement destinées, telle la flamboyante Barbarella. Jacques Martin, le créateur d’Alix, qui vient tout juste de nous quitter, me disait qu’à la fi n des années 50, dans une de ses histoires d’Alix qui paraissait dans Tintin, il mit en scène un jeune et sexé personnage féminin. Il souleva tellement l’indignation de certains parents qu’ils menacèrent de rompre leur abonnement si l’éphèbe se retrouvait de nouveau dans l’aventure… Toute la BD de cette époque était avare de femmes et les femmes elles-mêmes étaient absentes de la création. Celles qu’on nous montrait étaient de simples figurantes sinon une mégère, telle la Castafiore dans Tintin. Nous sommes à des années lumières des femmes éblouissantes de Mirallès. Sachez qu’il n’y en avait aucune dans les aventures de Blake et Mortimer, ni plus ni moins chez Lefranc ou chez Dan Cooper. C’est dans la décennie 50 que Hergé constitue son équipe pour réaliser ses albums et, fait intéressant, il s’entoure alors de collaboratrices féminines pour la mise en couleurs. D’ailleurs, celle qui allait devenir son épouse était l’une de ses coloristes. Aujourd’hui encore, le rôle des femmes dans la BD se résume trop souvent à celui de la mise en couleurs d’albums ou du lettrage. Les Blake et Mortimer sont mis en couleurs par Madeleine de Mille, et elle voit aux frimousses féminines qui maintenant sont présentes dans les nouvelles aventures du fameux tandem. Rares sont les scénaristes féminins et les dessinatrices se comptent sur les doigts de la main. Anna Mirallès est l’une d’elle et, à mes yeux, elle est la plus fascinante.
Anna Mirallès s’est d’abord fait connaître à la francophonie par la traduction de ses séries parues en Espagne, Eva Medusa et À la Recherche de la Licorne. Cette dernière comprenait quatre albums maintenant regroupés en un seul tome, une intégrale éditée chez Dargaud, son éditeur depuis Djinn, l’extraordinaire série qui la fit connaître au grand public, son oeuvre la plus aboutie. Le djinn qualifie l’esprit ensorcelant de l’érotisme et le pouvoir lui étant associé, faisant de la femme qui détient ce don une femme fatale. Une personne en présence du djinn est envoûtée, voire possédée. Elle est soumise à un désir passionnel compulsif et est sujette à la manipulation. Deux cycles de la série sont complétés et deux autres sont prévus. Le premier se déroule dans l’un des derniers harems de l’Empire ottoman, à l’aube de la Première guerre mondiale. Le second se déroule en Afrique. Le prochain devrait se dérouler aux Indes. Quant à l’histoire, il s’agit de celle de Kim, une jeune femme qui part sur les traces de son aïeule qui connut au début du XXe siècle un destin fabuleux. Le parcours lui fait revivre ce que vécut cette femme troublante. Kim connaîtra l’initiation qui la fera djinn à son tour.
Djinn est un scénario de Jean Dufaux qui est l’un des scénaristes les plus renommés de la BD actuelle. Il compte à son actif plusieurs séries à succès, Jessica Blandy, Rapaces, Murena, Croisades, et d’autres qui ont l’estime de la critique, telle Les Rochester. Il est à mes yeux le scénariste qui sait le mieux développer ses récits en fonction du style et des habilités du dessinateur auquel il s’associe. La force du dessin de Mirallès est la sensualité qui en émane. Cette dessinatrice prodigieuse sait par un trait élégant et précis dessiner des femmes exquises et désirables. Ses décors sont luxuriants et chatoyants, précis et débordants. Les couleurs vives contrastent avec de subtils pastels pour donner des atmosphères aériennes et feutrées qui marquent le ton de la série. Comme Mirallès avait déjà réalisé une BD érotique et par la suite Eva Medusa, où la sexualité est torride à souhaits, Dufaux ne pouvait faire autrement en s’associant à Mirallès que de créer une série où l’érotisme se devait d’être mis à l’avant-plan. De cette union allait jaillir une des plus éclatantes réalisations de la BD de ces dernières années.
Alors, si on me demande pourquoi il n’y a pas plus de femmes dans la BD, je répondrais qu’il serait bénéfique pour le genre que l’on fasse en sorte qu’elles sortent de l’ombre et qu’elles soient en nombre toutes aussi lumineuses.
La série Djinn de Jean Dufaux et Anna Mirallès est publiée chez Dargaud.