À L’EMBOUCHURE DE LA RIVIÈRE ET EN SALLE À CARAVANSÉRAIL INTÉGRATION DE L’ART VISUEL DANS LA SPHÈRE PUBLIQUE ET L’ESPACE NORDIQUE – Caravansérail
Je porte attention depuis bien des années à ces notions de nordicité et de milieu circumpolaire/nordique analysées entre autres par Louis-Edmond Hamelin et le Centre d’études nordiques (aujourd’hui formé de l’Université Laval, de l’UQAR et de l’Institut national de la recherché scientifique (INRS)). Géographiquement, si nous jetons un oeil sur ces terres et ces eaux nordiques, nous devons le faire en contre-plongée ; et nous sommes alors, résidents sédentaires et parasitaires des rives du fleuve, à peine à la hauteur des franges d’une longue jupe faite de peaux de caribous d’élevage.
Certes, il peut y avoir une nordicité sans pergélisol ; et si le passage du nord-ouest s’entrouvre, bien des glaces s’escarbouillent sur la route des Grands Lacs. Ces glaces ont des noms. En voici quelques-uns : le glaciel, le frasil, les bordages, les bourdignons, le bouscueil, la foulange, le floe. Si nous les ignorons, c’est que nous n’en voyons pas l’utilité. Certains jours les mangônes s’étalent encore sur le ruban d’asphalte de la face nord de la péninsule. Elles sont devenues des nuisances à la circulation.
Nous sommes, dans notre coin de pays, en hiver le temps d’une saison de neige hivernante. Ce n’est pas le grand nord. Cette neige est collante, en sel, folle, poudreuse, croûtée, glacée, aveuglante ; elle forme des bancs, des lames, s’accumule en congères, poudre et déchaîne les charrues. Abondante, elle atténue les sons. La glace qui crisse sous les lisses, la langue qui colle au métal, les glaçons qui chutent et éclatent, les tintements du verglas, les engelures sont des manifestations du froid.
Sous l’angle de l’art et à notre échelle, chaque fois qu’il m’arrive de penser à cette nordicité qui nous titille, j’ai sous les yeux l’image de Lise Labrie, artiste remarquable, en train de se glisser dans la posture d’un phoque sur une batture à marée. Nous sommes des Méridionaux de l’extrême nord. Nous passons l’hiver au chaud. Notre connaissance superfi cielle des traits de la nordicité suppose un sérieux apprentissage si nous voulons nous y confronter.
Plusieurs collectifs et centres d’artistes jouent depuis quelques années avec les notions de territoire, de paysage et autres espaces géoculturels. Boréal art/nature fait de cette dimension le fondement même de ses activités. Le 3e impérial explore l’art public à la croisée de l’industriel et de l’agricole. D’autres creusent ces thèmes et leurs collatéraux, tels l’environnement et l’écologie (qui ne sont pas des synonymes), comme s’ils avaient trouvé un fi lon. Ils le font d’ailleurs en s’attribuant des claims. La nordicité délimite forcément des territoires dont les paramètres ne relèvent pas de nos modes de propriété.
LE TERRITOIRE/PAYSAGE/PAYS (PATELIN ?)
Même designé non organisé, un territoire est délimité par des paramètres géomorphologiques, socioculturels, économiques ou d’usages traditionnels. Nous disions, enfants, un terrain de jeu. D’autres un territoire de chasse. C’est une lapalissade de souligner qu’il n’y a plus que des paysages fabriqués ; lorsque nous les regardons, nous nous mirons. Et le pays où nous vivons est encore un aggloméré. Sauf s’il s’agit, à l’occasion de cet Espace blanc, de ces contrées poétiques comme Au pays de l’Île-aux-Coudres, ou le pays de Félix-Antoine Savard, ou encore le Paysd’en-Haut. Nous pourrions envisager une acception philosophique à la Michel Serres et cartographier à l’infini un grain de sable.
Dans le cas qui nous occupe, il semble que le pays est celui d’une parcelle de Rimouski et qu’il ne dispose pas d’arrière-pays. C’est le pays de l’embouchure de la rivière et du village de pêche blanche plus ou moins amarré à proximité de la terre ferme. Ses sentiers de déambulation ne s’éloignent guère du bureau-chef. C’est un choix. Un peu désarçonnant lorsqu’on songe aux étendues nordiques, aux bordées qui tombent dans le canton de la Neigette et aux traces glaciaires qui subsistent dans le quartier du Bic.
L’enjeu de cette quatrième édition d’Espace blanc : Marquer le pays. Ambitieux. « Au contraire de la mise à distance visuelle qu’opère la représentation paysagiste, les oeuvres réalisées seront étroitement liées au contexte de présentation et génèreront une expérience immersive à même le territoire. »
(Jean-Philippe Roy)
Voyons voir.
Vincent Genco. Sur des trépieds posés sur le brise-lame, avec en arrière-plan un horizon d’îles, des images de mains fi xées sur des pales et décalées comme pour un flipbook applaudissent prématurément au gré des vents. L’ensemble émet des bruits qui ressemblent à des languettes métalliques qui cliquètent. On dirait l’une de ces œuvres signalétiques recherchées par les tenants du 1 % comme ces vire-vent sur les toits de Méduse, objets qui attirent l’oeil par leurs mouvements et leurs grincements. Mais à quoi bon ? Nous qui formons un peuple qui accorde des ovations debout à ses morts tout autant qu’aux gagnants de Cégep en spectacle, nous devinons bien que ce n’est que du vent.
Frédéric Saia. Disposées en partie sur le littoral et en partie sur les glaces de batture, une succession de colonnes de neiges diverses et de glaces variées dessinent des droites plus ou moins brisées que l’on devine à la merci des divagations du temps qui passe. Ces colonnes supportent le plafond atmosphérique. Ces éphémères dans la durée me rappellent ce performeur dont j’oublie le nom qui attend de s’enfoncer, patins aux pieds sur son bloc de glace. La proposition de Frédéric Saia nous confronte à des matières brutes que nous ne cherchons pas à côtoyer, et moins encore lorsqu’elles sont contraintes par les formes dans lesquelles elles ont été refoulées. En fait, ces neiges et ces glaces sont abstraites à proprement parler, et rebutent de ce fait. Les personnes qui vivent à proximité ont la chance de les voir se transformer.
Martin Grant. L’inévitable cabane de pêche aux éperlans de mer vide (l’expression est empruntée à une image du film Poissons de Johanne Fournier) culbutée. La série impressionne, car elle se voit de loin et ses pièces sont nombreuses. Suivant l’angle que détermine la marche, le jeu se dévoile plus clairement. Cette cabane est charriée par le vent, tombée sur un coin, un côté, sur le toit et menace de s’enfoncer. Pour qui aime le cinéma, on dirait des photogrammes tirés d’une séquence. Je les aurais préférées, ces clones de cabane, blancs sur blanc pour le clin d’oeil à Malevitch. Mais je me plais à penser que ce Martin a délibérément moqué les laideurs architecturales qui massacrent le littoral. Ce que l’on voit, ce serait ces condos réduits en morceaux ? Je crains fort qu’il n’en soit rien. L’oeuvre est amusante, l’effet recherché fonctionne, le symbole est évident, nous aimerions nous y asseoir cul par-dessus tête. N’empêche que le propos s’éteint à ce premier niveau.
Véronique Bouchard. Ses feuillets sont distribués dans quelques lieux publics. Elle grave sur chacun, à l’en-tête, un skidoo le nez en-bas, ce qui lui donne la forme d’un hameçon. Pour chacune des trois parutions dont je dispose, elle écrit, dessine et imprime des estampes. Le papier rigide est nettement blanc, le dessin à la mine de plomb ( ?), le récit sans prétention bien que soigné, la fonte réfléchie. Il y a là un travail de fabrique fait avec soin et chaleur humaine. Presqu’un journal dont les numéros sont voués à communiquer avec tout un chacun. Une réussite toute simple.
« Avant la fonte des puits de lumière, rendez-vous sur la glace », suggère-t-elle. Ces glaces de lumière, glaces bleues, indiquent l’ouverture possible du couvert gelé comme pour le phoque elles marquent ses trous de respiration. Pourrions-nous regarder une oeuvre submersible puisque presque tout est axé sur l’eau ?
L’art dans la sphère publique échappe rarement aux facilités qui consistent à divertir et décorer. Seules des directions artistiques fermes inscrites dans le long terme parviennent à contrer ces détournements du propos artistique. Je pense au travail de commissariat d’Alain-Martin Richard et aux manoeuvres du Lieu. Il me semble que cette édition d’Espace blanc pourrait initier la volonté de passer à un niveau supérieur.