
En ouvrant un atlas géographique à la page de la carte de la calotte polaire, on voit que la partie la plus peuplée du Québec se situe entre le 45e et le 50e parallèle, loin du pôle Nord. Montréal se trouve à la même latitude que des villes au climat aussi doux que Lyon, Venise et Odessa. Le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie, régions aux hivers aussi rigoureux que la métropole, partagent les environs du 50e parallèle avec les îles anglo-normandes, célèbres pour leur climat presque subtropical, et la Champagne, réputée aussi pour ses interminables pluies tièdes hivernales. Sans la protection du courant chaud du Gulf Stream comme l’Europe mais refroidi par le courant du Labrador qui amène les glaces flottantes en dérive dans le golfe du Saint-Laurent, exposé au vent glacial soufflant de la baie d’Hudson et du bouclier canadien, le Québec est pris en otage par le froid là où d’autres vivent sous les mêmes latitudes dans un climat tempéré.
La nordicité québécoise est une nordicité climatique, une nordicité lumineuse d’un demi-Sud, privilégiée par sa position géographique et son éloignement du pôle Nord, et sans les nuits d’hiver éternelles de la Scandinavie, plus proche du pôle, où des étés sans nuit véritable laissent flotter une lumière blafarde et épuisante même après minuit.
Il y a de ces images qui vont droit au but, sans montrer leur chemin, comme un coup de poing. Où l’on reconnaît la nordicité lumineuse, estomaquante de clarté, intense, sans fioritures, cette nordicité de luxe pleine de couleurs, mais retenue, pudique et cérébrale.
L’artiste-peintre Gil Pître vit et travaille à Barachois en Gaspésie, à l’endroit où le bout de la péninsule est dans l’axe de l’océan Atlantique. Il y vit une nordicité d’isolement et d’éloignement, là où elle déploie tout son charme dans l’immensité gaspésienne à la lumière abondante et crue, froide et parfois violente. Où les seuls repères sont l’horizon et notre propre verticalité corporelle, conciliés par les rochers et falaises qui cadrent la vue. Dans une ascèse matérielle volontaire, il pousse le dépouillement de son atelier-habitat vers la même sobriété que cette immensité solennelle du paysage de la baie de Malbaie, où la lumière d’été refl étée dans les eaux du golfe du Saint-Laurent tremble de luminosité et où celle d’hiver hurle de clarté dans la glace et la neige. Ici, le Nord n’est plus qu’une manifestation physique, climatique, un hasard de la nature et de la géomorphologie, des vents et des courants. Une nordicité du froid affranchie, délestée, éloignée de l’obscurité du Nord géographique : la cryonordicité1.
Cet environnement non seulement se reflète dans l’oeuvre de Gil Pître, il y est entré et en fait partie. L’artiste a su s’ouvrir à lui et se l’approprier. Par exemple, son diptyque vertical dans l’exposition Nature inconnue2 dégage une émotivité tremblante de lumière, naturelle, essentielle et sans artifice, une émotivité aussi verticale qu’horizontale, froide et chaude, mais chaude comme une chaleur d’été nordique qui se remet du froid, une chaleur sentie et appréciée, pas suffocante comme dans le Sud où l’on voit des mirages et où tout devient embrouillé, diffus. Le diptyque – une composition de lignes de couleurs d’intensité et de largeur variables, continues, décalées ou interrompues, imprimées sur support synthétique – fait transcender ces mirages et les dépouille de la suffocation physique pour en faire des mirages froids où toutes les lignes horizontales sont autant des strates que des parallèles, ce qui confère aux tableaux une profondeur plastique, sculpturale et tridimensionnelle pour en faire un mirage dompté, une sorte de crypto-image3. Le décalage des lignes, qui est aussi une rupture des strates, accentue la verticalité face à un sentiment dominant d’horizontalité – assez surprenant d’ailleurs, compte tenu du format vertical du diptyque – et nous fait entrer dans la tridimensionnalité plastique des tableaux, où la verticalité corporelle – l’homme – est crucifiée devant l’immensité horizontale.
Le dépouillement de l’atelier de Gil Pître ne pourrait être plus complet et contemporain. Le clavier fait office de pinceau et l’écran de toile. Travail cérébral. Numérisation totale. Impression sur support synthétique. Transcendance de l’abstraction. Cybercryonordicité4.
L’ascèse, l’isolement et l’éloignement procurent à l’artiste la concentration nécessaire pour devenir un capteur de cet environnement qui déploie la lumière dont découlent des couleurs d’une intensité essentielle, inédite. En scientifique, avec méthode, Gil Pître décrypte l’ADN de la cryonordicité et nous fait offrande des vibrations de la lumière froide.
GIL PÎTRE PRATIQUE LA PEINTURE, LE DESSIN ET L’ESTAMPE QUI ONT SERVI À DIVERSES RECHERCHES PLASTIQUES ET ESTHÉTIQUES. DEPUIS 1982, IL EXPLORE LE PAYSAGE EN LIEN AVEC L’IDENTITÉ ET PARTICIPE À DES EXPOSITIONS, DES PROJETS D’INTÉGRATION DES ARTS À L’ARCHITECTURE ET DIVERSES RÉALISATIONS PUBLIQUES AU QUÉBEC.APRÈS L’OBTENTION D’UNE MAÎTRISE EN CRÉATION, IL PARTICIPE AU SYMPOSIUM INTERNATIONAL DE LA JEUNE PEINTURE AU CANADA À BAIE-SAINT-PAUL. L’ÉVÉNEMENT QUARANTAINE, EN 2000, MARQUE DE NOUVELLES PERSPECTIVES DE CRÉATION.
Notes :
1. Cryo : du grec kruos « froid ».
2. Exposition solo au Centre d’artistes Vaste et Vague à Carleton-sur-Mer, 2009.
3. Image cachée dans l’image (en all. Vexierbild). Voir : Maurits Cornelis Escher.
4. Cyber : Élément tiré de cybernétique et employé dans des composés dans le contexte des réseaux de communication numériques (cybercafé, cyberculture, cyberespace, etc.), Le Petit Robert, 2002.