Pour les six artistes d’Espace blanc 2010,
Cet après-midi de janvier je traînaillais, l’esprit en friche, dominée par la pensée intolérable du monde haïtien qui s’effondrait, hommes, femmes, enfants sous les décombres, et je me répétais pour la xième fois que la vie était une sacrée brute. Je roulais en voiture devant l’étale paix du fleuve, coupable, inapte à renverser les catastrophes qui, dans le tourbillon du temps, s’empilent hors de nous et en nous. Le ciel bleu aussi bête et dérisoire que chacun de mes actes redoublait mon débat : traduire cette souffrance d’autrui était une aberration, une obscénité si on ne l’avait pas vécue, en contrepartie discourir sur un autre sujet même peu, même avec ma bonne volonté n’avait plus aucun sens.
Sur les bords de mon petit labyrinthe, en direction de Caravansérail, j’ai pensé rebrousser chemin, aussi lorsque j’en ai franchi le seuil, je n’apportais que mes mains vides. Avec au bout des doigts, un peu de froid.
Quand nous nous sommes présentés, ils se sont excusés pour leurs paumes glacées, chacun revenait de la banquise, le vent encore en cavale sur les épaules. Et ils souriaient.
Hiver comme été, on trouve quelque chose qui échappe à nos calculs, qui fait s’écrouler les menus édifices dans nos têtes. J’avais imaginé que tous les gestes, ici, auraient l’air d’une décision compliquée à prendre, d’un vertige qui crie l’aumône dans le regard de deux femmes et de quatre hommes qui souhaitaient s’apaiser avec quelques pigments, et un rai de lumière. J’avais imaginé quelque chose de difficile.
Mais voilà, ils arrivaient du froid et souriaient. Déjà ils butinaient, dans l’antre du Paradis, s’affairaient à corriger l’angle gris fer de ce jour. L’air palpitait. Sans direction encore. L’aventure se préparait au coeur silencieux des petits gestes de rien de tout. Créer et vivre semblait indissociable. Ces derniers mots n’ont jamais été prononcés, mais j’ai senti une fois de plus que la vie se tenait là. L’art peut recoudre ce que l’existence casse. Par froid un seul geste apaise, qui permet que le feu s’attarde. Désordre radieux de la ferveur. Promesses des yeux et du coeur, tête baissée.
***
À coups de marteau et de patience, il cloue, il pose des fenêtres vêtues d’éternité, droites comme des promesses aux charpentes des cabanes qui vacillent déjà attirées par la mer et son remous. Âme soeur, elle capture des sons dans les entrailles des pays, s’amuse au jeu des correspondances pour qu’en écho s’emmêlent nos destins. Une autre rassemble les mots des pêcheurs, en tire l’or, parole abandonnée, arrachée à la mémoire qui fore des trous dans la glace. Paquets de fossiles et d’émotions, fresque antique encore noire qui attend sa prochaine révélation alors qu’un beau fou, venu de plus loin, fait applaudir le vent les jours de mines tristes pour qu’en surplomb, où ne parlait plus que la glace, s’éloigne enfin le givre avec mes peurs, mes doutes.
Il se pourrait que les objets tombés en disgrâce, tenus à bout d’ailes par six oiseaux trouvent là un sens.
Il ne manquerait presque rien pour que tombent les frontières. Un peu de terre ameublie pour nous souvenir de qui nous sommes pour que régénère ici l’Histoire du monde.
La rencontre est chaque fois, cette première fois, de mourir et d’aimer.
Créer. N’être sûr de rien, naître sur rien. Plonger tout de même. S’abîmer. Reprendre, chaque jour, où on a laissé la veille. Persévérer. Se prendre les pieds dans sa mémoire, se désâmer le corps, traduire ce qu’il porte de fragile. Créer, se mettre d’accord sur quelques gestes, raconter nos vies qui se parlent. Pour rompre avec la vie sèche, avec nos malentendus, avec nos façons toutes bêtes d’habiter la planète, pour tordre nos lassitudes et la nuit noire sur les arbres : un unique chant, un seul trait de crayon, une forme.
Bien sûr, chacun doute. On sait peu des caprices des glaces – banquises hostiles, mouvantes –, peu de la surprise des vents contraires et des paysages si blancs qu’on les perd de vue. Sur la précarité des choses, l’on reste sans réponse, tous pèlerins, errants au milieu de la mouvance des eaux et de la présence au large de quelques vertiges.
Entendez-vous la musique qui se lève dans l’austérité du paysage ? Tant de choses ainsi données, à partir de l’abandon, offertes.
Cette lumière qui perdure, immuable aux fenêtres des cabanes qui penchent, ces machinations de bois et de glace qui tournent, tournent, folles, hurlantes. Langage insolite qui réveille les curiosités de l’enfance. Et ces colonnes-monuments qui pointent vers le ciel, si poétiques à flanc de fleuve qu’on voudrait s’y adosser, pour s’abandonner et devenir ce que nous sommes. Dites-moi ce qui tiendra après que le temps aura passé, après le déluge d’algues et de bave ? Après vos départs ?
Si l’on pouvait ensemble couvrir le bruit de nos chutes, fuir les ordres finis, repérer un reste d’inédit dans le lot de nos explications faciles ou trop rapides pour propulser ailleurs notre monde plat. Si l’on cessait de craindre le froid. Ne plus balayer la neige, l’aimer, ensemble faire du feu et attendre qu’elle fonde. Qu’elle fonde ainsi nos espérances.
Ne resteraient alors que nos coeurs et le destin de nos âmes qui croise sans cesse celui des eaux. Ne resterait alors qu’une petite foi pas tuable, une conviction que malgré ce colossal bordel on pourrait, peut-être, en créant, rétablir l’ordre du monde.