Il y a neuf mois, le Journal de Montréal mettait ses 253 employés en lock-out. Forts d’une solidarité syndicale et d’un fond de grève substantiel, les nombreux journalistes et employés de bureaux ont aussitôt fait de préparer leur arme de guerre : ruefrontenac.com.
Vendredi soir, deuxième étage du bâtiment voisin du 4545 rue Frontenac, où le Journal de Montréal est installé, une ambiance tranquille, mais survoltée règne parmi l’équipe. Il y a quelques minutes, le site Internet des lock-outés du Journal, ruefrontenac.com, a publié une nouvelle explosive : Benoît Labonté, bras droit de Louise Harel, candidate à la mairie de Montréal, aurait reçu des sommes importantes de l’homme d’affaires Tony Accurso. Plusieurs coursiers entrent dans les bureaux : menaces, demandes de rétraction, mises en demeure et appels des autres médias affluent déjà.
C’est dans cette ambiance que David Patry, membre du comité de négociations, répond aux questions que soulève ce conflit hautement médiatisé, mais toujours non résolu. Plusieurs enjeux entourent cette lutte entre Quebecor et les employés du Journal vieux de 40 ans. L’un des points de litige : les pertes d’emplois, qui touchent souvent des femmes dans la cinquantaine ayant passé toute leur vie active au Journal fondé par Péladeau. « Ce n’est même pas parce que leurs emplois n’existent plus ou ne sont pas utiles. C’est uniquement pour faire plus de profits, alors que le Journal fait déjà 45 millions de dollars par année », explique Patry. Quebecor exige aussi de la part des journalistes qu’ils acceptent la convergence illimitée, ce qu’ils déplorent et refusent catégoriquement.
En neuf mois de conflit, employeur et lock-outés ne se sont jamais assis à la même table en vue d’arriver à une entente. « L’employeur n’est pas ouvert à la discussion. Nous avons envoyé des lettres, tenté de rejoindre Pierre-Karl Péladeau par personne interposée, refait un nouveau canevas de négociations; rien. Nous avons fait beaucoup de concessions, mais rien ne semble y faire. » D’après David Patry, Quebecor attend que le fond de grève qui permet aux employés à la rue de vivre s’épuise, pour alors entamer des négociations qui obligeront le syndicat à se mettre à genou et à accepter les conditions proposées : « L’objectif de Péladeau, c’est de briser le syndicat. Il est prêt à tout pour y arriver, quitte à ramasser les pots cassés. »
En attendant une ouverture à la discussion, le syndicat se soude, s’unit et se bat jour après jour, entre autres grâce au site Internet qui prend de plus en plus d’ampleur : ruefrontenac.com
Une nouvelle aventure
À la question pourquoi avoir choisi la forme d’un site Internet plutôt qu’un journal imprimé, comme lors du conflit au Journal de Québec par exemple, Richard Bousquet, coordonnateur du site, répond « coût et faisabilité ». En effet, un site Internet représente beaucoup moins de dépenses qu’un imprimé. Internet étant également un point de litige dans le conflit, ce site est un sympathique pied de nez à l’Empire.
« Rue Frontenac est une expérience journalistique unique pour nous », soutient Bousquet. Participer à un site Internet est une première pour plusieurs journalistes mis à la rue. C’est donc un apprentissage de tous les jours que de s’approprier l’écriture et l’édition pour le web. « En plus, nous avons une grande liberté d’expression. Il n’y a plus de patrons pour imposer les sujets et l’angle sous lequel les aborder. » Les comités des différentes sections se sont tout de même dotés de responsables qui discutent ensemble des enjeux de l’heure à traiter.
Environ 90 % des journalistes en lock-out participent de façon volontaire et bénévole à ruefrontenac.com. Bousquet le présente comme un site d’information professionnel, fait par des employés en lock-out. « Nous traitons les nouvelles de façon journalistique et rigoureuse. Ce n’est pas un site de propagande. Il y a une section précise dédiée au bashing où l’on retrouve des textes anonymes que l’ensemble des journalistes endosse. Mais ailleurs dans le site, ce sont des nouvelles d’ordre général et d’intérêt public », précise-t-il.
Les sujets sont donc plus variés et abordés différemment que dans le Journal de Montréal. Richard Bousquet ajoute que les lecteurs qui suivaient la section sport – une des plus importantes du Journal –, ont suivi les journalistes, dont certains sont des sommités dans le domaine, sur ruefrontenac.com. « Nous avons également développé un nouveau public, plus jeune, plus branché, qui ne lisait pas nécessairement le Journal mais qui suit l’actualité sur le site. » La rédaction est également plus sensible aux autres conflits de travail et évidemment, aux étapes de leur propre lutte.
En attendant… Pierre-Karl Péladeau
Le conflit du Journal de Montréal n’est pas une guerre de syndicalistes contre le patronat, mais bien « un conflit entre les employés et le Journal pour le renouvellement d’une convention collective afin d’assurer la pérennité du média », affirme David Patry. Ce dernier est convaincu qu’il serait possible que les deux partis s’entendent rapidement s’ils pouvaient s’asseoir dix minutes ensemble, ce qui n’a jamais été le cas depuis le début.
Combien de temps durera encore le conflit? « Seul M. Péladeau peut répondre à cette question. Mais de notre côté, on est équipé pour veiller tard », assure Patry. Des actions, des tentatives de conciliation et surtout, ruefrontenac.com sont au rendez-vous de cette épopée qui risque de durer encore longtemps.