
S’il y a quelque chose de commun dans la géométrie des villes nord-américaines, c’est de les voir encerclées par des banlieues relativement homogènes. Récemment développées, ces villes dites « dortoirs » proposent un compromis entre proximité de la vie urbaine et charme campagnard. Les maisons sont généralement d’architecture moderne, c’est-à-dire que près de la moitié de l’espace vital se situe au sous-sol. En façade, le stationnement accommode facilement deux, voire même trois voitures. La ville est à proximité à condition de s’y rendre en voiture. Et pour profiter de la campagne, quoi de mieux qu’un véhicule utilitaire sport, une roulotte ou un véhicule récréatif pour une escapade de quelques jours? Les enfants, arrivés à l’âge de conduire, auront aussi besoin de leur véhicule pour se rendre aux études et pour avoir une vie sociale active (sic). Il faut donc garer tout ça.
Les maisons de banlieue sont pourvues de parterres respectables, suffisamment grands pour stimuler la fierté du propriétaire et suffisamment petits pour que le développeur immobilier initial puisse faire une bonne affaire. Sur ces terrains immanquablement couverts de gazon, on trouve parfois une piscine, un grand patio ou un cabanon de jardin. Plutôt que de mettre des services et des équipements en commun, la vie de banlieue exige individualisme et multiplication des biens.
Que l’on vive en périphérie de Québec, de Montréal, de Baltimore ou de Philadelphie, le décor est semblable. Mais à une trentaine de kilomètres de Washington D.C., il existe une communauté qui s’est développée autrement : Washington Grove. L’origine de ce village qui compte aujourd’hui un peu plus de 500 habitants est fort surprenante. Il s’est bâti en pleine forêt, sur le lieu de rassemblement de membres de l’Église méthodiste. C’est en 1874 que le premier rassemblement eut lieu, accueillant quelque 10 000 visiteurs dont 250 campèrent sur le site. Les tentes étaient agencées autour du sacred circle, le cercle sacré.
La popularité du site a continué de croître avec les années. Par simple désir de se rapprocher de la nature ou par conviction religieuse, des campeurs transforment leurs campements en installations plus permanentes : les premiers chalets apparaissent. Leur architecture de style gothique aux toitures fortement inclinées n’est pas sans rappeler les premières tentes occupant le site. Les chalets comme les tentes sont érigés sur de tout petits lots et font face au cercle sacré, la communauté s’agrandissant alors par l’ajout d’anneaux extérieurs.
Après 1904, plusieurs personnes vivent sur place à l’année. Par la suite s’est fait l’établissement d’infrastructures collectives telles qu’aqueduc, égouts, terrain de jeu, salle communautaire. En 1937, alors que la communauté devient une ville officiellement constituée, des règles strictes sur l’aménagement du territoire sont établies : la taille des terrains et des routes est limitée, les vocations commerciales sont restreintes à l’essentiel. La plus surprenante de toutes est la protection intégrale de la forêt. En choisissant de conserver intégralement la forêt autour du village, la communauté a ainsi renoncé à croître vers l’extérieur. C’était le prix à payer pour éviter le morcellement de la barrière verte qui séparait, et qui sépare toujours, le village du monde extérieur.
La conservation de la forêt ne s’arrête pas là. Les nombreux arbres au coeur de Washington Grove sont jalousement protégés. Aujourd’hui, un bon nombre d’entre eux ont atteint l’âge vénérable de 200 ans. Les rues étroites contournent de grands chênes et il n’est pas rare que des maisons ne soient qu’à quelques centimètres de l’écorce de l’arbre le plus proche. À l’occasion, un arbre tombe sur une maison. C’est le risque à courir.
La forêt dense est le climatiseur parfait, elle maintient les habitations dans l’ombre pendant les chaleurs de l’été. Les oiseaux volent de branches en corniches. Dans cette pénombre, les pelouses sont inexistantes. Les terrains minuscules sont couverts d’un couvre-sol formé d’espèces indigènes. Les plantes grimpantes sont omniprésentes. L’absence de gazon signifie aussi l’absence de tonte. Alors qu’ailleurs les tondeuses se passent le relais et remplissent tous les temps libres de leur vacarme, à Washington Grove, le silence règne. Les voitures elles-mêmes, qui s’embourberaient dans le méandre des rues minuscules, sont laissées dans des stationnements à l’écart. On ne se promène pas en voiture dans le village, mais uniquement à pied ou à vélo sur des sentiers gravelés de moins de trois mètres de large. L’automobile, c’est uniquement pour en sortir ou pour y revenir.
Cet environnement unique est peuplé de gens particuliers. Beaucoup de nouveaux arrivants se sont succédés au fil des décennies. Ils sont bien différents des membres fondateurs : artistes bohèmes, retraités prospères, militants de gauche, homosexuelles épanouies. Mais malgré cette grande diversité, les résidents ont tous en commun d’avoir choisi de vivre en un lieu à l’écart des normes. Pour jouir de leur grande qualité de vie, ils ont sacrifié des conforts futiles. Ils en ont gagné une immense fierté. Ce choix les lie. Les voisins se parlent, les enfants jouent ensemble comme s’il ne s’agissait que d’une seule et même grande famille.
Dans bien des villages du Québec rural, on pourrait ainsi renverser l’effet de la dévitalisation, à condition d’accepter son originalité et de cesser de poursuivre un idéal proposé par d’autres.