Mémoire vivante, patrimoine immatériel, transmission des savoirs et savoir-faire sont des expressions de plus en plus présentes dans notre vocabulaire. C’est à titre de bénévole au sein d’un musée unique en son genre, le Musée de la mémoire vivante, que j’ai pu constater et mesurer la véritable signification de ces termes et l’impact de la mission qu’ils portent.
J’ai plongé dans l’aventure ayant pour simple bagage la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO et des lectures proposées par des amis ethnologues et historiens. J’ai parcouru des textes et des définitions, dont celle de Bernard Genest et de son collègue Camille Lapointe qui définit le patrimoine immatériel comme étant : « L’ensemble des biens immatériels de même que les personnes ou les groupes qui en sont les détenteurs et les agents de transmission, c’est-à-dire les porteurs ou porteuses de traditions. Le patrimoine immatériel concerne les langues, la littérature orale, les récits et les témoignages, la musique, la danse, les jeux, les mythes, les rites, les coutumes, les valeurs, les savoirs et les savoir-faire artistiques ainsi que les formes traditionnelles de communication et d’information. »
Au fil des témoignages et récits de vie que j’ai entendus, des expositions auxquelles j’ai travaillé et des visiteurs que j’ai guidés, une réflexion profonde s’est amorcée et une urgence d’agir m’a envahie.
L’identité individuelle et collective
Il est reconnu que les événements que nous vivons quotidiennement façonnent notre personnalité, et ce, depuis notre prime enfance jusqu’au terme de notre vie. À plus grande échelle, l’ensemble d’une population est soumis à une gouvernance et à des événements qui lui confèrent une identité. Au même titre, le patrimoine immatériel est la source de notre identité. Il nous différencie individuellement, mais aussi en tant que collectivité. Cette identité qui porte toute une histoire permet de comprendre en profondeur qui nous sommes.
J’ai côtoyé un groupe d’élèves d’une dizaine d’années auquel j’ai parlé de la crise des années 30, des familles nombreuses et des conditions de vie de l’époque. Ils ont écouté des témoignages et ont aussi interrogé leurs aînés. Les enfants en ont tiré leurs propres conclusions qui leurs ont fait comprendre pourquoi leurs arrière-grands-parents et grands-parents ne jetaient jamais de restes de nourriture, pelotonnaient les bouts de corde ou écrivaient au verso vierge d’une feuille imprimée, etc. Des gestes qui étaient jugés bizarres ou économes à l’extrême se sont empreints de signification. Ainsi, la transmission de l’histoire de vie de chaque individu mène à leur compréhension et également au développement de liens intergénérationnels.
Aller au-delà des préjugés
Il n’y a pas de récit ou d’expérience sans importance. Chaque personne porte en elle un savoir-faire et des connaissances hérités des générations qui l’ont précédée. Que ce soit un métier, divers rites, une coutume; c’est en transmettant ces savoirs qu’ils seront perpétués et demeureront, au même titre qu’un objet, des richesses patrimoniales bien vivantes. Notre culture est constituée autant du patrimoine matériel que du patrimoine immatériel. Il est impératif de savoir reconnaître l’immatériel là où il se trouve. Beaucoup de témoins nous sont présentés par des membres de leur famille, des amis ou des voisins. Déjà ils ont transmis leurs connaissances à ces gens qui les dirigent heureusement vers un lieu, tel le Musée de la mémoire vivante, où leur patrimoine immatériel sera non seulement préservé, mais aussi partagé.
Lors des premiers contacts avec des témoins aînés pour qu’ils livrent leur récit ou leurs expériences de vie, ces derniers disent souvent que les jeunes ne seront pas intéressés à ce qu’ils ont à raconter. Au contraire, après trois ans auprès des deux groupes d’âge, je puis dire que l’intérêt des jeunes envers les récits de vie des plus âgés est grandissant. Les personnes d’un certain âge sont de plus en plus considérées par leurs cadets comme des agents de transmission du passé, un passé pour lequel l’intérêt croît.
À la portée de tous
L’alimentation est un des thèmes choisis par le Musée de la mémoire vivante pour stimuler les souvenirs. Le sujet est vaste et les découvertes en sont d’autant plus nombreuses. Dans le cadre du projet Musée de la mémoire vivante à l’école, des jeunes de 11 et 12 ans sont devenus enquêteurs auprès de leurs grands-parents. Des liens intergénérationnels se sont tissés entre les intervenants de tous âges au-delà de nos attentes et la génération des parents s’est spontanément jointe à celles que nous avions ciblées. Un partage des connaissances s’est opéré et les enfants ont fait des observations tant géographiques, économiques, que sociales, dont « Nos grands-parents et nos parents étaient chanceux, ils ne mangeaient pas seuls à la maison », « Grand-maman a donné ses recettes à maman pour que nous puissions continuer de les faire. Plus tard, ce sera moi qui aurai son livre écrit à la main. »
Legs de l’histoire
Peut-on laisser à nos successeurs plus bel héritage que celui qui permet de s’identifier, un héritage qui peut même être à la base d’initiatives à valeur économique? En effet, l’artisan qui transmet son savoir-faire à l’apprenti fait de ce dernier un porteur des traditions. Il sème sur son territoire, dans un terreau riche de sa propre histoire les racines de la continuité. D’ailleurs, chaque région géographique possède un patrimoine immatériel qui lui est propre; croyances, danses, légendes, métiers, etc. Le passage ou la transmission des savoirs et savoir-faire peut et doit se faire dans tous les domaines, tant culturels, scientifiques, sociaux, qu’économiques.
Il faut garder à l’esprit que malgré la présence des détenteurs de savoir, la transmission ne va pas nécessairement de soi et que le patrimoine immatériel a tendance à s’estomper sous le voile de l’oubli. Chacun a des rapports différents avec son passé, mais chacun doit aller y puiser le bagage qu’il est impératif de laisser aux autres afin qu’ils se dotent d’une identité et s’approprient une histoire, un territoire, que ce soit pour refaire les gestes constructifs ou ne pas refaire certains gestes destructifs du passé. Il y a urgence pour recueillir le patrimoine immatériel dont disposent nos aînés.