Cette chronique de réflexions et de souvenirs de voyage a débuté à l’automne 2006 au retour d’un premier séjour en Chine. L’auteure y est retournée en 2008, puis en 2009; elle était alors chercheure invitée à l’Université Nankai de Tianjin.
Les Jeux olympiques ont donné lieu à des travaux de rénovation urbaine aussi importants, dit-on, que ceux du baron Haussmann à Paris. Beijing est ainsi entrée dans le XXIe siècle. À Tianjin, la gare a été complètement refaite : enceinte spacieuse avec un immense puits de lumière, le tout très blanc, très moderne. Le voyageur étranger notera avec plaisir l’apparition de l’anglais dans l’affichage et les annonces. Incroyable, mais vrai, l’anglais que l’on entend au micro est tout à fait compréhensible, beaucoup plus, par exemple, que le français sur de nombreux vols d’Air Canada.
Lorsque j’ai pris le train pour Beijing la première fois, en 2006, j’avais été sidérée par le comportement de la foule qui se pressait sur le quai comme s’il ne devait pas y avoir de place pour tout le monde. Maintenant, il n’y a plus de bousculade. L’architecture est un art. Il y a bien des polyvalentes qui mériteraient d’être repensées…
Devant l’université, sur Weijing Lu, on a procédé à des kilomètres d’aménagement paysager; on y déambule aujourd’hui en longeant une roseraie magnifique. À Beijing, entre les voies des autoroutes urbaines, on a même installé des haies de roses défiant la pollution. Même un Jean Drapeau, dans sa folie des grandeurs, n’aurait eu l’audace de planter des fleurs sur le boulevard Décarie. Question de culture. Les fleurs, les oiseaux, les jardins, ici, ont un sens, et ce, depuis des millénaires; la peinture et la poésie en témoignent.
Tous les Chinois connaissent les grands classiques du roman, comme Les trois Royaumes et Le rêve dans le pavillon pourpre, car même ceux qui ne les ont pas lus en connaissent l’histoire. Ceux qui ont fait des études peuvent réciter des poèmes de la dynastie des Tang, au VIIe siècle, l’apogée de la poésie chinoise.
Si le communisme, avec les affres de la révolution culturelle, n’a pas réussi à rompre la tradition millénaire, le capitalisme, même effréné, n’y arrivera pas non plus. La culture reste la grande force de la Chine. Durant les dix ans de la révolution culturelle, il s’est commis des atrocités que seul le nazisme au XXe siècle a égalées. Dénonciations arbitraires, torture physique et mentale, exécutions sommaires devant public, suicides déguisés, camps de concentration. Presque chaque famille a des histoires d’horreur dans son placard. Le cerveau des intellectuels pue, disait-on à l’époque. Seuls les paysans illettrés étaient véritablement à l’abri des exactions. Un homme, artiste et écrivain, s’était juré de témoigner. Pendant 10 ans, Feng Jicai1 a recueilli des témoignages.
Je croyais connaître les horreurs de cette période. Ô erreur! Que la cruauté, en une spirale de folie paranoïaque, puisse atteindre de tels sommets me laisse sans voix. « Lorsqu’un homme vénéré comme un dieu vivant conduit ses adorateurs à se détruire entre eux, dit Feng Jicai, c’est la part la plus sacrée de leur être qu’il souille et qu’il anéantit. »
Feng Jicai est professeur à l’Université de Tianjin où existe un centre de recherche qui porte son nom. Fan Zeng, un des peintres les plus réputés en Chine et en Asie, est professeur titulaire à l’Université Nankai; il dirige des thèses en histoire et en littérature classique tout en étant directeur de recherche à l’Institut de l’art à Beijing, et il passe quelques mois par année dans son atelier de Paris. Pourquoi des statuts de professeurs à des créateurs? Parce qu’ici, toute université digne de ce nom souhaite s’associer au prestige d’un grand artiste, d’un grand écrivain.
Nous, nous donnons des doctorats honoris causa à des gens qui font du fric et le gouvernement Harper ne veut commanditer que la recherche « scientifique » qui rapporte du cash, right now!
On a beaucoup parlé des coupures dans le secteur de la culture, mais il y a bien plus que l’empêchement des artistes à se produire à l’étranger. Le mal est plus profond, plus pervers. L’amour morbide de l’argent. Plus, toujours plus. Avec la bénédiction des gouvernements. Un monde malade s’engouffrant dans la béance abyssale d’un désir insatiable. La crise financière qui en découle est à cet égard éloquente. Or il existe un antidote : la Culture. La jouissance esthétique ne s’achète pas; elle s’apprend, s’apprivoise, se développe, comme le goût de la réflexion d’ailleurs. La Culture éclaire la meilleure part de l’être.
On peut toujours se réfugier derrière l’idée que le gouvernement de Stephen Harper, l’homme politique au toupet de béton, ne durera pas. Toutefois, qui peut mesurer les dégâts que produiront dans le temps ses coupures, ses directives et ses nominations idéologiques? Et le prochain gouvernement, fera-t-il mieux? Car il ne s’agit pas tant d’investir de l’argent que de reconnaître l’importance réelle de la Culture dans nos vies.
Pour François Cheng2, écrivain chinois et français, le mot sens « cristallise en quelque sorte les trois niveaux essentiels de notre existence au sein de l’univers vivant : sensation, direction, signification. » Il me semble y voir l’élan même de la Culture, ce processus que les adorateurs du veau d’or ne comprennent pas et qui, pourtant, fait des mammifères que nous sommes des humains.
« Jamais de point final aux conséquences d’un crime, dit encore Feng Jicai, seuls des points de suspension… »
au retour
En septembre, je donnerai à l’UQAR un cours d’introduction à la littérature chinoise : de la poésie des Tang au roman contemporain, des œuvres en traduction. Comme j’ai tout de même l’intention d’enseigner quelques poèmes dans le texte – sons et caractères –, je bûche actuellement sur l’ancien chinois et les problèmes de traduction. Passionnant.
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Notes:
1. Voir Feng Jicai, L’empire de l’absurde ou dix ans de la vie de gens ordinaires, Paris, Bleu de Chine, 2001.
2. Voir François Cheng, Le Dialogue, Paris, Desclée de Brouwer, Shanghai, Les Presses littéraires et artistiques de Shanghai, 2002.