Cette chronique de réflexions et de souvenirs de voyage a débuté à l’automne 2006 au retour d’un premier séjour en Chine de deux mois et demi, puis il y a eu un deuxième séjour de cinq mois en 2008. L’auteure compte retourner en Chine en mars 2009.
La chaleur, le balancement du chameau, les courbes des dunes, tout porte à la rêverie. En dodelinant, je ne peux qu’esquisser un sourire à la seule pensée de passer la nuit dans le désert. Douce jouissance d’un plaisir annoncé. Et puis, j’adore les mots désert de Gobi, aussi évocateurs que Tombouctou. Tant de voyages dans les mots!
Sous la lumière éblouissante, je plisse des yeux pour suivre les ondulations serpentines du sable. Euphorique, je me surprends à penser que nous aurions dû choisir l’excursion de trois jours, car arriver en chameau à Mogao – que nous avons visité le matin – eût été toute une sensation!
Dunhuang, notre point de chute, est une grande oasis très fertile en marge du désert de Gobi, au carrefour des pistes nord et sud de la route de la soie.
À 25 kilomètres au sud-ouest, Mogao. Un centre majeur de culte et d’enseignement bouddhique à partir de l’an 366, date de la construction de la première de ses 492 grottes peintes et sculptées. Un creuset où le bouddhisme indien se transmutera en bouddhisme chinois.
Chaque seigneur, au lieu de détruire l’image laissée par son prédécesseur pour la remplacer par la sienne, a choisi de respecter le lieu. S’y trouvent ainsi conservés 1000 ans d’art bouddhique : trente fois la superficie de la chapelle Sixtine. La construction des grottes et le travail des artistes ont été commandités par des mécènes. C’est ce qu’on appelle la culture, une caractéristique humaine en voie d’extinction, semble-t-il.
La dynastie Sui, de courte durée pourtant, en a bâti un grand nombre : l’art des Sui est fascinant, car, tout en étant bien chinois, on y distingue encore la fluidité d’une influence gréco-indienne. Avec les Tang, Mogao connaît son apogée ; dans les fresques apparaissent alors les apsara, ces fées volantes sans ailes devenues la marque du lieu.
Pour la visite, guide obligatoire. On me propose en anglais un guide anglais. Je réclame un guide français. L’employé chinois de rétorquer en souriant que je parle pourtant anglais. Tout sourire, je lui explique, en chinois cette fois, que ma langue maternelle est le français. La copine française qui m’accompagne aurait accepté d’emblée un guide anglais, mais lorsque nous croisons un groupe d’une quinzaine d’Américains retraités, puis un groupe d’une vingtaine de Chinois, elle apprécie grandement cette guide au français impeccable, juste pour nous deux. Si les Français ne réclament pas de service en français, pourquoi y aurait-il des services en français? Pourquoi les Chinois apprendraient-ils le français? Québec, quand tu nous tiens!
La découverte de chaque grotte, un ravissement. Fraîcheur et pénombre à l’intérieur, soleil brûlant à l’extérieur. Ce va-et-vient entre l’ombre et la lumière instaure une sorte de cérémonial. Au sortir de chaque grotte, notre guide a cette coquetterie bien chinoise d’ouvrir son ombrelle pour protéger sa blanche carnation, même pour ne faire que quelques pas. La visite terminée, elle nous salue et nous met en garde contre la chaleur : il fait 40 degrés sur le coup de midi.
Sans prévenir, mon chameau s’écrase dans le sable et refuse de bouger, le chamelier devra se faire persuasif pour le décider à s’ébranler à nouveau. Dix minutes plus tard, le chameau récidive en tentant cette fois de se débarrasser de son fardeau, c’est-à-dire moi. J’ai à peine le temps d’éviter que ma jambe soit écrasée sous son poids. Son maître devra user d’autorité et joindre le geste à la parole. À nouveau juchée sur la bête, je crois comprendre sa réticence par cette chaleur quand nous commençons à escalader les dunes, mais c’est dans les descentes que je deviens craintive : retenu par la bride, obligé de freiner son élan, ce mâle rétif descend de biais, et j’ai toujours l’impression qu’il lui suffirait d’un mouvement d’humeur pour m’éjecter cul par-dessus tête.
Puis, assise sur une crête, je hume la lumière rose au baissant du jour : the sky is like skin, dirait Cohen. Dans le sable, une trace de scarabée.
Au campement, le guide a monté les tentes, préparé le feu. Avec des morceaux de racines, il a construit un grand dragon. Je lui offre de le prendre en photo ; il n’attendait que ça, il s’étend dans le sable au côté de la bête fabuleuse, le menton dans sa paume. Son sourire évoque celui du grand Bouddha couché.
La nuit étend son ombre. Jamais dormir à la belle étoile ne m’avait paru plus juste expression. Mais y a-t-il des scorpions? Or je ne connais pas le mot scorpion en chinois. Lorsque je tente la question, le guide me répond qu’il y a des serpents et que l’on doit dormir dans la tente.
Allongée sous la tente, la tête dehors, je regarde ces points scintillants de plus en plus nombreux, puis la Voie lactée qui apparaît, compacte. Tous les atomes de mon corps s’agitent, excités par tant de beauté : je ne pourrai fermer l’œil de la nuit. Je comprends pêle-mêle les peintures de Mogao, le chant, la danse, la musique, les contes sous les étoiles, la quête des Rois mages même…
Je comprends que, privée de beauté, l’humanité est malade, malade de ne plus voir la voûte céleste, de ne plus sentir la courbure de l’univers. Pourquoi les gens aiment tant la mer, si ce n’est par besoin, inconscient peut-être, de voir loin, de sentir cette courbure du ciel et de la terre?
Le ciel pâlit, l’image s’inverse lentement.
Sur le chemin du retour, le guide marche devant, pieds nus dans le sable tiède ; il prend un malin plaisir à nous pointer chaque trace de serpent.
Dans le balancement du chameau, mon corps me dit qu’une expédition de trois jours n’eût pas été réaliste…