
Jusqu’à maintenant, dans cette chronique, il a été question d’écrivains, originaires de l’estuaire du Saint-Laurent ou actifs dans l’Est du Québec, qui ont contribué à inventer la littérature québécoise au XIXe siècle, tous plus ou moins liés à la génération de l’École patriotique de Québec qui a publié ses œuvres dans la décennie 1860.
On aurait tort cependant de croire qu’auparavant c’était le grand désert dans les lettres québécoises. De tout temps, depuis la colonisation, même dès les débuts du Régime français, des écrivains, des poètes, des penseurs, nés ici ou de passage, ont écrit et publié, parfois même en latin1.
La superbe anthologie de Bernard Andrès, La Conquête des Lettres au Québec2, montre éloquemment que, dès la défaite des plaines d’Abraham, existaient, dans la correspondance, la fiction, la critique, le théâtre, la polémique et les pamphlets, une identité et un imaginaire « canadiens », c’est-à-dire québécois selon le sens du mot à l’époque.
Je voudrais aujourd’hui présenter un de ces pionniers, Charles-François Painchaud3, fondateur du Collège de Sainte-Anne de La Pocatière et l’une des figures de proue de la constitution d’une culture lettrée au Québec.
Le Painchaud qui m’intéressera aujourd’hui est celui d’avant la création de la célèbre maison d’enseignement, celui qui, obscur curé de campagne, n’hésita pourtant pas à écrire au plus grand écrivain vivant de l’époque : François-René de Chateaubriand, l’auteur de René, publié avec le Génie du christianisme (1802).
À une époque comme la nôtre où la politesse ne s’enseigne plus à la maison mais dans les cours d’histoire sous forme d’ « éducation civique », l’extrême modestie de Painchaud, dans sa lettre du 19 janvier 1826, peut certes faire sourire :
« Pardonnerez-vous à un pauvre Canadien inconnu, mais qui traverserait les mers pour vous aller baiser les mains, d’oser vous adresser une lettre, sans autre motif que l’orgueil de parler à l’admirable auteur du Génie du christianisme, appuyé de l’espoir présomptueux, de recevoir de sa main un mot, qui lui seul, lui vaudrait la gloire d’une action d’éclat dont il est incapable? »
Mais sourire d’autant de modestie, ce serait oublier la stature colossale de Chateaubriand à l’époque, celui qui a réussi à lui seul, grâce au Génie du christianisme, à restaurer la légitimité de la religion malmenée par tout un siècle de philosophie des Lumières, celui qui, dans René, a inventé une nouvelle sensibilité qui donnera naissance au romantisme, celui qui a tant vanté la nature sauvage de l’Amérique que, si des hordes de touristes envahissent chaque année les chutes du Niagara, c’est en grande partie à cause de lui… Ce serait aussi oublier que Chateaubriand incarnait l’aune à laquelle se mesurait la gloire littéraire, si bien que Victor Hugo écrira, en 1816, « Je serai Chateaubriand ou rien », et que Philippe Aubert de Gaspé déclarera, en 1866, « Je préférerais être Philippe Aubert de Gaspé vivant que Chateaubriand mort ».
Évidemment, on pourrait se dire que Painchaud avait beau être hardi en écrivant à Chateaubriand, il ne risquait après tout qu’une bouteille à la mer.
Le plus étonnant reste que, après plus de 15 mois, le 29 avril 1827, le grand Chateaubriand daigna enfin répondre, en exaltant le christianisme primitif et romantique, proche de la nature, dans lequel il imaginait volontiers son destinataire :
« Je ne mérite pas sans doute, Monsieur, les louanges que vous voulez bien me donner, mais croyez que je suis infiniment plus touché des éloges d’un pauvre curé du Canada que je ne le serais des applaudissements d’un prince de l’Église. Je vous félicite, Monsieur, de vivre au milieu des bois. La prière qui monte du désert est plus puissante que celle qui s’élève du milieu des hommes. Toute pour le ciel, elle n’est inspirée, ni par les intérêts ni par les chagrins de la terre : elle tire sa force de la pureté. »
Malgré la rupture du lien politique, malgré la distance et la pauvreté des moyens de communication, on voit à quel point, en dépit de la Conquête, le lien avec la France était vivace, surtout sur le plan culturel et littéraire. C’est dire aussi qu’il serait absurde d’imaginer le Québec coupé de la France, hier comme aujourd’hui.
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Notes:
1. Pierre Chastellain, directeur spirituel des futurs martyrs jésuites, a rédigé en latin, vers 1636, un traité de spiritualité à leur usage, alors qu’il était au Nouveau Monde. Voir L’âme éprise du Christ Jésus, traduit par Joseph Hofbeck, Montréal, Guérin, 1999.
2. Bernard Andrès (sous la dir. de), La Conquête des Lettres au Québec (1759-1799). Anthologie, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « République des Lettres », 2007.
3. Je remercie Marc André Bernier de m’avoir fait découvrir l’existence de cette correspondance entre Painchaud et Chateaubriand.