En ces temps quelque peu délirants, l’urgence se fait sentir de repenser les fondations et les orientations de nos sociétés modernes. Heureusement, il arrive parfois que des citoyens en marge se lèvent en nous proposant d’autres voies que nos modèles dominants. Que ce soit à travers la critique de l’agro-industrie (Bacon), le respect des droits humains en Chine (Ce qu’il reste de nous) ou la recherche d’un possible projet de société pour le Québec (Manifestes en série), l’œuvre d’Hugo Latulippe vibre comme un appel à une révolution de nos schèmes de pensée. Le Mouton NOIR a donc voulu donner la parole à cet acteur-phare qui a toujours su mettre son art et ses talents au service de sa quête de voies d’avenir plus justes et plus humanistes.
Stéphane Imbeault – Comment définirais-tu le cinéma documentaire comme type d’art engagé […]?
Hugo Latulippe – C’est une immense question et je pense que c’est une question à réponses multiples parce qu’il y a autant de cinémas qu’il y a de cinéastes. Le cinéma documentaire est un cinéma qui chasse la vérité. Donc ce critère-là est fondamental, car la vérité est dissimulée un peu partout dans le monde; elle est au-delà des images de relations publiques, au-delà de cette société du marketing et de l’image dans laquelle on vit. […] Cette recherche de vérité a quelque chose de très démocratique parce que je pense qu’on cherche à nous la cacher de bien des façons. J’inscris donc ma réponse dans une démarche politique.
S. I. – Est-ce à dire que les médias ne jouent plus leur rôle?
H. L. – Le monde des médias tend à converger vers un avis assez unique qui est aussi celui d’une société ou d’une civilisation : servir un projet industriel, un projet capitaliste sauvage même. Les journalistes qui réussissent à garder une liberté par rapport à ce système-là sont rares. […] Ces gens-là sont nécessaires et ils font autre chose que du documentaire; ils nous rapportent au quotidien ce qui se passe objectivement dans le monde, c’est essentiel. […] Le documentaire, lui, s’inscrit dans une subjectivité assumée, totale. C’est l’avis d’une personne, c’est une expression artistique comme les autres arts, une recherche de vérité qui est propre à un individu, propre à une quête personnelle.
L’une des caractéristiques du cinéaste documentaire, c’est de regarder là où personne ne regarde, donc de porter son regard sur des détails de la vie, des détails de la parole puis de les mettre ensemble parce qu’il y voit un fil conducteur, une logique. Donc, c’est ça, le propre du documentariste, et c’est pour ça que souvent on continue de ne pas nous voir venir. […]
S. I. – À quelle urgence répondait chez toi le fait d’entreprendre Manifestes en série, cette sorte d’enquête sociologique du Québec d’aujourd’hui? […]
H. L. – Très personnellement, je dirais que le projet est parti de l’après-Bacon. J’ai fait un film en mettant le doigt sur un grave problème, un problème qui est une métaphore d’un plus grave problème. J’ai choisi l’agriculture pour parler de notre rapport « industrieux » avec la vie, le vivant, et je suis allé au bout de ce « voyage au bout de la nuit ». […] Je pense qu’il faut nommer les problèmes avant de trouver des solutions. […] Donc, après la colère, la rage et le désespoir de Bacon, Manifestes est dans l’espoir, la construction, la beauté, l’avenir. Ce projet, c’est de voir ces gens qui bâtissent le Québec de demain, qui sont dans le progrès, dans la recherche d’une définition d’une autre modernité. […]
En toute humilité, un projet de cinéma comme celui-là, c’est un peu une coordination; c’est mettre tout ce monde-là ensemble et donner l’impression d’être ça. C’est très subversif, car je présente un portrait du Québec d’aujourd’hui et de demain, c’est militant.
S. I. – Quel était le lien de parenté ou le dénominateur commun qui unissait les citoyens que l’on peut voir dans cette série de manifestes?
H. L. – Une lecture critique de l’époque dans laquelle nous vivons, une capacité de se remettre en question, de douter du modèle. Une capacité aussi de se mettre à contribution, d’agir, de faire quelque chose. Cette compréhension que le geste individuel est important, mais cette capacité aussi de se voir au centre d’un réseau, d’une communauté, d’une gang, d’une société. Se dire que ce geste-là, propulsé sur la place publique ou alors répété par d’autres personnes, va avoir un impact tel un effet domino ou un effet contaminateur, mais conscient. J’appelais cela dans mon scénario des « humains circulaires », c’est-à-dire des gens qui sont capables d’agir dans leur individualité mais d’avoir aussi une vision assez circulaire pour comprendre que ce qu’ils font s’inscrit dans un mouvement, dans une société. Hannah Arendt disait que, pour que les humains soient en harmonie, en équilibre par rapport à leur vie, à leur société, il faut qu’ils aient du temps pour leur vie personnelle, la vie publique, la vie productive et ensuite la vie des petits cercles (famille, amis, etc.). Donc, ce sont des gens qui convergent vers cet équilibre-là que l’on a perdus. On travaille énormément, on n’a plus de temps pour les amis, la famille, on a très peu de temps pour soi, pour la spiritualité, la réflexion. C’est débalancé finalement.
S. I. – Comment cette série de manifestes a-t-elle été accueillie lors de tes tournées? Y a-t-il une nouvelle vision du Québec, un nouveau leadership qui semblent vouloir naître chez ceux que tu as rencontrés?
H. L. – Ce qui s’est dit à Rimouski avec la projection de Transmettre le pays m’a beaucoup touché. Une enseignante affirmait qu’elle ne savait pas si ce qu’elle transmettait dans ses cours avait un impact, ce que ça devenait ensuite. Ça m’a bouleversé profondément, parce que je pense que c’est le cœur de notre détresse quand on fait face à un problème immense et que l’on est incapable de voir la fin de ce problème-là. Il est si grand qu’on est pris de vertige. Moi, je ressens profondément une certaine détresse dans le projet de société, notamment à travers le constat qu’on est en train de détruire la vie (silence). Puis, en même temps, je mets ma petite goutte de cinéaste avec mes films, quelques mots, quelques images… J’essaie de ne pas trop espérer un changement demain matin. Je pense qu’il faut se libérer de cette idée qu’on peut jouer un rôle immédiat. […]
S. I. – Ça revient donc à un acte de foi?
H. L. – Nous sommes des cultivateurs qui sèment en espérant que la moisson va être bonne! On lance la graine mais on ne sait pas dans quelle terre elle va aboutir, ni si cela va germer. Dans les salles de Manifestes, il y a souvent beaucoup de gens assez convaincus, ça, je le déplore. J’aimerais rejoindre les gens qui ne sont pas convaincus et qui reçoivent ça pour la première fois. […] En même temps, c’est important de se renforcer, de se réunir autour d’idées que l’on découvre partagées. […]
S. I. – La cause environnementale a toujours été au cœur de ta démarche comme une réflexion sur le territoire. Crois-tu que nos démocraties actuelles soient aptes à relever les défis écologiques?
H. L. – Je pense que notre génération a une compréhension beaucoup plus instantanée des tenants et aboutissants de ces enjeux. Oui, la raison est importante pour comprendre que la planète se réchauffe, que nombre d’espèces disparaissent tous les jours, que la vie en ville avec des millions d’automobiles qui tournent autour rend malade et détruit la vie, etc. Mais en dehors de ça, il faut aussi entretenir un rapport avec le vivant dans sa vie pour réaliser à quel point la vie et nous, c’est la même chose. Quand j’entends des gens dire : « Je suis pour l’environnement », je trouve toujours ça drôle car on est l’environnement, on est le fruit de son équilibre ou de son déséquilibre. […]
On nous dit : « Il faut utiliser la raison pour régler les problèmes de l’humanité, il faut se distancier de nos émotions. » J’ai un malaise avec ça, car c’est ce qu’on demande aux militaires, aux armées. On leur demande d’obéir à une logique… Non, c’est beaucoup plus complexe que ça. Par exemple, le fait de réussir à sentir sa petitesse et sa fragilité dans les Chic-Chocs. Le fait de prendre conscience que nous sommes une poussière dans le temps, c’est central pour dire ensuite : « Je vais m’engager à protéger l’environnement. » Pour résumer, si on considère que la vie est sacrée, eh bien, il faut la respecter. Le sacré, il est là, il est dans l’avenir du monde, dans nos enfants.
S. I. – On connaît ton attachement pour la cause tibétaine et, en cette période olympique, crois-tu que le fait d’avoir octroyé les Jeux à la Chine a été une grave erreur? […]
H. L. – Je pense que c’est une hypocrisie incroyable de la communauté internationale d’avoir dit ou cru que les Jeux allaient changer quoi que ce soit à la politique intérieure chinoise. Ça, c’est clair! Je ne sais pas si c’était une mauvaise idée. Ce qui est une bonne idée, par contre, c’est que des gens entrent sur ce territoire-là. Très concrètement, plus il y aura d’individus qui entreront, plus ils voudront aller voir ce qui se passe, prendre contact avec les Chinois, entrer dans leur vie, leur poser des questions, accepter d’écouter et d’entendre surtout. Je ne suis pas certain que la famille Desmarais qui investit dans Wal-Mart en Chine et qui fait des billions ou la compagnie Bombardier qui a rendu possible la création d’une ligne ferroviaire entre Pékin et Lhassa, je ne suis pas sûr que ces humains-là aient la sensibilité de poser les questions : « Comment ça va, vous, est-ce que vous êtes libres, êtes-vous d’accord avec le régime, avez-vous le droit de le dire ou non, avez-vous des frères emprisonnés, des soeurs torturées, etc.? ». Il en va de notre devoir de citoyen de poser ces questions si nous allons en Chine comme touriste. Donc, le fait que la communauté internationale soit là crée une forte pression qui va continuer après les Jeux, et je pense que les Ouïghours, les Hui (communautés musulmanes qui cohabitent avec les Tibétains) et les autres minorités au Nord de la Birmanie vont un jour gagner plus d’autonomie. Ça va arriver, mais chaque jour compte et, en attendant, au printemps dernier, il y a 6000 personnes qui ont été arrêtées au Tibet. C’est un régime qui continue de se crisper et d’ignorer la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Il est donc difficile de spéculer là-dessus.
Ce qu’on peut juste espérer de nos États, comme le Canada, c’est une sincérité dans ce projet d’être un interlocuteur entre le reste du monde et la Chine. Il faut qu’on se dise que, oui, nous sommes d’accord pour faire du commerce avec les entreprises de ce pays, mais en exigeant du même coup ce qu’on exige ici avec les travailleurs, avec les écosystèmes, etc. Je crois que c’est un minimum. Comme le disait le sous-commandant Marcos : « Il faut retrouver l’éthique du projet politique, » […] Je suis absolument d’accord avec lui, car il faut retrouver une éthique dans le projet politique qui s’est perdue avec le règne des communications, du commerce et des relations publiques. Au temps de Duplessis, on disait : « Construis-moi une route »; aujourd’hui, c’est : « Construis-moi une voie ferrée entre Lhassa et Pékin »! C’est la même Noirceur.