
C’est un peu par hasard que Thomy Laporte a eu l’idée de faire un film sur Guy Leclerc. Il y a trois ans, il venait de terminer un projet qui avait mal tourné, était plutôt cassé et, dans l’attente d’une bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) qui allait lui permettre de commencer un autre projet, il a accepté la proposition de son ami cinéaste qui habite près de chez lui, dans le même chemin, celui du Rang-Double à Mont-Lebel.
« Guy m’a dit : “Fais donc le ménage dans mes archives.” J’ai ouvert la porte du garde-robe, et le matériel a déboulé sur moi. C’est de là que le film est parti. »
Wo Wo Wo, c’est la rencontre de deux passionnés de l’image, une amitié qui se noue et s’intensifie à mesure que les trésors sont exhumés des archives, une démarche singulière, un aller-retour entre le passé et le présent et une réflexion sur le temps, une célébration du territoire rural et de l’hiver, un film qui redonne toute sa noblesse au documentaire.
« J’ai commencé à scanner des rubans (de portapack, l’ancêtre de la vidéo) chez Guy; il venait me rejoindre, on jasait. Petit à petit, je me suis mis à tourner des images, quelques scènes, en me demandant ce qui le représenterait aujourd’hui dans son quotidien, son handicap. »
En 1989, alors qu’il avait 39 ans, la vie de Guy Leclerc bascule. Victime d’un accident cérébrovasculaire, il est paralysé du côté droit et devient aphasique. « Avant son accident, il faisait du cinéma; il travaillait beaucoup, mais, maintenant, il ne peut plus courir. Il a été happé par le temps. Faire un film sur Guy et avec lui, c’est rencontrer la vie, la possibilité de l’instant et du moment présent. Ça m’a amené à me questionner sur mon propre rapport au temps. Lorsque je l’accompagne faire une commission ou que je vais marcher avec lui, je n’ai pas le même rythme. J’avais l’impression que le cinéma pouvait me permettre de sacraliser l’instant. »
Après son long travail de réhabilitation physique, il a dû réapprendre à parler. « J’ai eu l’idée de faire un entretien filmé avec Guy pour garder en mémoire ce qu’on se disait par rapport au film et lui donner la possibilité d’y revenir si jamais il oubliait quelque chose. Au début, je voulais faire un film sans paroles. Mais en réécoutant notre entretien de deux heures, j’ai trouvé qu’il y avait des moments magiques, de longs silences après une question qui, pour moi, étaient tellement plus intéressants qu’une réponse toute faite. Ce qui est fascinant chez Guy, c’est que, bien qu’il soit limité dans le langage, il a un grand souci de précision. La plupart des gens dans les médias à qui on pose une question sur le sens de la vie, par exemple, ont tout de suite la réponse. Mais Guy, lui, ne le sait pas. Il prend le temps d’y penser. »
Le pari de Thomy Laporte, qui voulait faire un film singulier, est indéniablement tenu. On a l’impression, en regardant son film, qu’il nous livre un personnage dans toute sa complexité, avec sa vision du monde particulière et sensible, comme si la forme du documentaire épousait le sujet.

Le cinéaste Thomy Laporte pendant une séance de photos sur la banquise, aveuglé par le soleil de midi - Photo: Isabelle Girard
« Je voulais vraiment que le film soit autre, d’où la non-linéarité de la trame narrative puisque Guy est aphasique. Des fois, il parle, et ça ne marche pas. On sent bien dans le film l’impossibilité de dire. Le film ne s’appuie pas sur la parole. Ce qu’on voudrait entendre, savoir sur quelque chose est peut-être indicible pour Guy. On sent le souffle interrompu dans la construction du film. Contrairement aux reportages ou à certains documentaires qui livrent de l’information et essaient de tout expliquer aux spectateurs en les tenant par la main pour qu’ils arrivent tous en même temps à la même conclusion, mon film fait confiance aux gens. Beaucoup de choses sont dites, mais il reste beaucoup de place pour l’interprétation… Les goûts et la culture, ça se raffine. Ceux qui mangent juste du P’tit Québec dans leur vie ne savent pas que le gorgonzola, c’est vraiment bon. »
Ce qui a porté Thomy Laporte tout au long du projet, c’est la rencontre avec Guy Leclerc, la complicité et l’amitié qui les a unis autour de leur passion commune pour le cinéma, l’intimité qui les a liés au cours du processus de création. « Le film est fait en grande partie avec des images d’archives de Guy qui, à l’époque, avaient été tournées sans intention particulière, et je trouve cela particulièrement intéressant. Ces images faites antérieurement ne parleraient-elles pas plus que les images qu’on fait aujourd’hui avec une intention? Ne devrait-on pas arrêter d’en faire et regarder attentivement celles du passé? »
Thomy Laporte a fait son film sans scénario, avec beaucoup de liberté. « La recherche s’est faite au fur et à mesure que je côtoyais Guy. On avait de l’aisance au plan technique, une caméra, donc c’était spontané. Je n’ai jamais eu à donner d’horaire de tournage à qui que ce soit. J’appelais Guy et je lui demandais s’il était prêt. C’était vraiment une démarche de création extraordinaire. Je ne sais pas quand je vais refaire un film aussi libre. »

Le cinéaste Thomy Laporte pendant une séance de photos sur la banquise, aveuglé par le soleil de midi - Photo: Isabelle Girard
La rencontre entre les deux cinéastes est aussi liée au territoire, au simple fait qu’ils habitent le même rang. « Quand je suis avec Guy, il me dit, en regardant le champ en arrière de chez lui : “C’est beau, c’est beau, c’est beau.” Ça fait 30 ans qu’il le voit et il est toujours en train de s’émerveiller sur les diverses lumières. En étant là, avec lui, je m’aperçois qu’il a raison. Parfois, je me demande comment légitimer le fait que j’aime être ici. Est-ce que ce qui m’intéresse, ce que je trouve beau, ce qui me calme et ce qui fait mon quotidien peut intéresser quelqu’un d’autre? J’aimerais pouvoir partager cette émotion avec d’autres. »

Thomy Laporte pendant le tournage de Wo Wo Wo - Photo: Renée Picard
Sans réactiver le débat qui a tendance à opposer Montréal et les régions1, Thomy Laporte pense qu’être artiste en région est un acte de résistance. « La diversité de ce qu’est le Québec n’est pas représentée à l’écran. Or, c’est important qu’elle le soit. La territorialité, au même titre que l’oralité, offre un ralentissement à l’uniformisation. Le territoire, si on ne l’habite pas, n’existe pas; si on n’est pas là pour le défendre, il peut être pillé. D’ailleurs, même en étant là, il l’est… On a donc du chemin à faire. Je ne pense pas que ce soit concevable qu’on habite tous l’un par-dessus l’autre sur l’île de Montréal. Il faut que les êtres qui habitent ce territoire puissent se reconnaître. Quand on est un adolescent et que tout ce qu’on voit n’a rien à voir avec son propre univers quotidien, on peut manquer de repères, se chercher et trouver moins valable de faire des choses chez soi. Si la différence, le mode de vie particulier de la ruralité étaient valorisés, peut-être que les gens qui habitent en région se sentiraient eux aussi valorisés. Je ne pense pas qu’on doive seulement filmer nos bons coups, mais aussi notre bêtise pour avoir un meilleur jugement et se reprendre en main. Au même titre que c’est correct qu’il y ait de la place pour l’urbanité, il faut rendre possibles d’autres cinémas, afin que ceux et celles qui désirent autre chose puissent être légitimés. Il faut arrêter d’avoir un regard misérabiliste à cet égard. Donc, l’acte de filmer ici, c’est un acte de résistance pour qu’une autre vision du Québec soit connue et comprise. Essayons de faire des films qui ont rapport avec la singularité du territoire qu’on habite. »
À l’instar de Guy Leclerc, je dis, moi aussi, que c’est beau. Que ce film est beau, beau, beau. Beaux les flocons déplacés par le vent qui lèchent la couche de neige dans un champ. Beaux ces plans-séquences qui nous montrent Guy Leclerc traverser en raquettes un champ en compagnie de ses chiens. Beau ce paysage sonore de Robin Servant qui s’est adjoint le talent des musiciens Éric Normand et Catherine Savard-Massicotte.
Wo Wo Wo est un film qui choisit la vie. Nous lui souhaitons longue vie sur les écrans du Québec et du reste de la planète, ainsi que dans le cœur et la tête de tous ceux qui auront la chance de le voir!
Wo Wo Wo ou l’indomptable langage sera présenté en avant-première de production le 27 mars, à la salle Desjardins-TELUS.
Documentaire, Québec, 2008. Réalisation : Thomy Laporte. Photographie : Guy Leclerc et Thomy Laporte. Montage : Thomy Laporte. Sonorisation : Robin Servant. Musique : Robin Servant, Éric Normand et Catherine S. Massicotte. Avec : Guy Leclerc. 62 minutes. Couleur et n. & b. Production : Thomy Laporte. Distribution : Claude Forget et Paule Lemieux.
___________
Notes:
1. Voir son article « Un frein possible au pillage “du territoire de l’âme”. La nécessaire expression artistique en région », publié à la une du Mouton NOIR, Rimouski, vol. XI, numéro 6, mai 2006.