L’édition d’entretiens avec des artistes se fait discrète au Québec. Encore plus marginaux que la poésie, ces textes parlés brillent par leur absence sur les rayons du libraire. Les éditions d’entretiens avec Pierre Mercure ou Gilles Groulx figurent au rayon des livres qui n’existent pas, au même titre que Musique et Modernité au Québec, ouvrage que musiciens et musicologues d’ici attendent toujours et dont Raymond Gervais a publié une potentielle table des matières en 1986.
Faisant fi des tendances, l’éditrice et commissaire indépendante Nicole Gingras a bel et bien rencontré Raymond Gervais pour une série d’entretiens qu’elle publie sous le titre Puisqu’à toute fin correspond. Au fil de 13 conversations thématiques, on découvre un artiste volubile et généreux, prompt à réfléchir à voix haute sur sa pratique et ses œuvres, tel un conteur reprenant le fil de la fiction engagée par l’univers poétique de ses installations.
La pratique de Raymond Gervais s’inspire des liens entre le son et l’image. Ses œuvres, faites d’artefacts phonographiques, de pochettes de disques imaginaires et de références littéraires, nous proposent une poétique des possibles, un espace fictif où les objets sont les narrateurs silencieux d’une histoire probable de la musique et du disque. Il imprime une affiche annonçant un duo de Mahler avec Lester Young et réalise la pochette d’un hypothétique disque de Rimbaud au piano, enregistré par son ami, le poète et inventeur du phonographe, Charles Cros. À l’instar des biographies fictives du jeune poète, ce qui fascine, c’est que ce disque aurait pu exister. Qu’il existe peut-être, à la rigueur.
Proche de musiciens improvisateurs dans les années 70, Raymond Gervais est gourmand de jazz et de musique contemporaine quand il amorce un travail artistique en réalisant une performance filmée. Il joue alors du saxophone, en dilettante.
Notamment inspiré par John Cage, Morton Feldman et des artistes performeurs, il se détournera des pratiques instrumentales et se tournera ensuite plutôt vers l’installation et la performance. La musique restera pourtant toujours sous-jacente à sa poétique.
Dès le milieu des années 70, il s’imposera dans le milieu des arts avec des œuvres hybrides et poétiques, proches des univers de Rober Racine, Christian Marcley, Michael Snow.
Il sera recherchiste pour les émissions jazz de Radio-Canada et publiera en revue quelques textes qui feront de lui l’un des plus pertinents commentateurs de la scène montréalaise des musiques improvisées.
« Je me situe dans cette zone qu’on appelle “ installation ” et “ performance ”, qui, pour moi, est la combinatoire des liens possibles, des lectures multiples qu’il est possible de faire d’un certain nombre d’éléments provenant de plusieurs disciplines… » confie-t-il à Nicole Gingras.
Dans cette transcription, la voix de Raymond Gervais nous évoque un parcours bien personnel, un sillon tracé dans l’histoire récente de l’art contemporain au Québec. Puisqu’à toute fin correspond jette un regard d’ensemble sur sa production, en proposant des discussions thématiques autour de thèmes obsessifs dans l’œuvre : l’écoute, les disques imaginaires, les éléments, mais aussi les inspirateurs, John Cage et Samuel Beckett. Un détour fascinant dans la pensée d’un musicien qui « n’a plus besoin de sons ». Artiste conceptuel, Raymond Gervais nous présente, simplement et sans prétention, son monde de collectionneur. Pour lui, il est clair que le travail commence par la recherche et l’écriture, mais des arts visuels, il gardera l’abstraction : « Dans mon travail, je parle souvent de fiction, je parle souvent de récit. Et je crains tout à coup, peut-être à cause de nos présentes conversations, qu’on voie tout ça plutôt comme une aventure littéraire. En réalité, il y a des données dans mon travail qui relèvent vraiment de l’abstraction : c’est complémentaire et nécessaire pour moi. »
Raymond Gervais et Nicole Gingras, Puisqu’à toute fin correspond – Entretiens, Montréal, Éditions Nicole Gingras, 2007, 140 pages.