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Les Mémoires de famille (1869) d’Éliza Anne Baby ou l’apologie d’un mari « vendu aux Anglais »

Par Claude La Charité le 2008/03
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Les Mémoires de famille (1869) d’Éliza Anne Baby ou l’apologie d’un mari « vendu aux Anglais »

Par Claude La Charité le 2008/03

Les femmes écrivains dans le Québec du XIXe siècle sont rares, mais leur importance rachète souvent leur nombre. C’est le cas de Laure Conan, auteure du roman Angéline de Montbrun (1884).

C’est aussi le cas d’Éliza Anne Baby, mère d’Henri-Raymond Casgrain1, qui fait figure de pionnière grâce aux Mémoires de famille qu’elle rédigea et publia en 1869, à Rivière-Ouelle, au Manoir d’Airvault. Comme la plupart des auteurs qui ont fondé notre littérature nationale, la rédaction de cette œuvre est liée à l’Est du Québec.

Sans être une écrivaine de métier comme Laure Conan, Éliza Anne Baby avait une vaste culture littéraire. La notice nécrologique publiée dans le Dominion Illustrated la célèbre en ces termes : « She was well read in French and English classics. » (Elle avait une grande connaissance des classiques français et anglais.) Seule la cécité, survenue à la fin de la vie, la détourna de son unique véritable plaisir : la lecture.

La rédaction des Mémoires de famille lui fut certainement inspirée par les Mémoires de son cousin, Philippe Aubert de Gaspé2, publiés trois ans plus tôt. D’ailleurs, dans cette œuvre, il mettait en scène sa cousine, en rappelant comment elle avait été charmée par la simplicité de lady Maitland, issue de la plus haute noblesse anglaise : « Mademoiselle Baby n’entra pas d’abord sans crainte dans le salon de cette grande dame, chez qui elle croyait trouver toute la raideur britannique; mais elle fut agréablement surprise de l’accueil bienveillant, affable, qu’elle lui fit. »

Du reste, c’est pour répondre à l’invitation de son fils, l’abbé Casgrain, qu’elle entreprit cette œuvre, destinée à réhabiliter, auprès de ses enfants, la mémoire de son défunt mari, Charles-Eusèbe Casgrain, mort prématurément plus de vingt ans auparavant, en 1848 : « C’est à la demande de votre frère Raymond, mes chers enfants, que j’ai entrepris de tracer ces lignes. »

Même si, d’après la mention de la page de titre, cette édition se voulait « essentiellement privée » et réservée à la famille immédiate, dans les faits, la mémorialiste a sans doute écrit cette œuvre pour justifier son mari aux yeux de la postérité, comme en témoigne un passage où elle s’adresse au « malin lecteur » qui viendrait « à jeter les yeux sur ces pages (destinées à mes enfants seulement) ». La réédition que publia l’abbé Casgrain en 1891, après la mort de sa mère, va aussi dans le sens d’une large diffusion.

Il faut dire que le pauvre défunt avait bien besoin du secours de son épouse dévouée. Alors qu’il était député de Kamouraska à l’Assemblée législative, il avait refusé de soutenir le parti Patriote dans ses revendications face au pouvoir anglais et avait voté contre les 92 propositions de Louis-Joseph Papineau. Pendant la répression des Révoltes de 1837 et 1838, il alla jusqu’à offrir l’hospitalité aux régiments anglais venus du Nouveau-Brunswick. Pour beaucoup de ses contemporains, cette attitude complaisante à l’égard de la couronne britannique était rien de moins qu’une trahison.

Or, la mémorialiste cherche à disculper son mari, en montrant qu’il était bon citoyen, patriote, mais ennemi de la violence : « Conservateur modéré, il s’efforça de montrer, dans toutes les occasions, que soumis à l’autorité établie, qu’il avait acceptée franchement en entrant au parlement canadien, il devait plutôt chercher l’intérêt de notre pays dans les moyens de conciliation que dans les mesures de violence. »

Par dessus tout, ces Mémoires de famille illustrent à merveille les valeurs patriarcales de la société de l’époque. Éliza Anne Baby, tout au long du texte, ne cesse de s’effacer pour mieux mettre au premier plan son mari, pourtant fort contesté et disparu depuis longtemps. On sent même qu’elle se donne volontiers le mauvais rôle pour que son époux en sorte grandi, par exemple à propos de l’économie domestique, alors domaine réservé de la femme : « Je dois m’arrêter ici pour remercier Dieu de m’avoir choisi un mari entre mille, tel qu’il m’en fallait un pour traverser heureusement le chemin de la vie. Élevée en enfant gâtée, je n’avais aucune notion d’économie domestique. Le ciel avait abondamment pourvu mon mari de cette qualité indispensable dans un ménage, et je me suis toujours appliquée à mettre ses leçons en pratique dans le but de lui être agréable. »

Photographie de Charles-Eusèbe Casgrain (1800-1848), hors-texte de l’édition de 1891.

Même la longue litanie de naissances n’appelle aucun commentaire de la part de la mémorialiste, comme si ces enfantements répétés n’avaient pas été son œuvre ou ne lui avaient pas coûté de souffrances : « Le 2 juillet 1840 naquit votre frère Alfred, et le 27 avril 1842 votre frère Herménegilde. Rosalie est née le 21 juillet 1844. » On relève la même pudeur à propos des difficultés auxquelles la matriarche fut confrontée, lorsque la mort de son mari la laissa seule avec treize enfants, la plupart en bas âge.

Heureusement que la réédition de 1891 est complétée par une biographie d’Éliza Anne Baby signée par l’abbé Casgrain qui donne plus de relief à cette grande dame, en disant ce que la bienséance interdisait à la femme et mère de famille de dire.

Son fils relate notamment comment, alors qu’elle était jeune fille, sa mère interpréta au piano La Marseillaise devant une assemblée de nobles, farouchement monarchistes et indignés par la Révolution française. M. de Salaberry se serait alors écrié devant tant d’audace : « Vous n’y pensez pas, une demoiselle Baby jouer un pareil air! »

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Notes:

1. Voir le cinquième article de cette série, « Henri-Raymond Casgrain, l’abbé qui voulait être pape », Le Mouton NOIR, vol. XIII, no 1, septembre-octobre 2007, p. 7.

2. Voir le deuxième article de cette série, « Philippe Aubert de Gaspé, autoportrait de l’auteur en seigneur », Le Mouton NOIR, vol. XII, no 5, mars 2007, p. 7.

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