Actualité

Éternité du paysage

Par Isabelle Girard le 2008/01
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Éternité du paysage

Par Isabelle Girard le 2008/01

Connaissant la passion de Robert Lalonde pour les animaux, les arbres et les plantes, sa fascination pour le monde vivant, je me suis demandé, lorsque j’ai su le titre de son plus récent recueil de nouvelles, à quelles espèces il pouvait bien faire allusion. Puis, je me suis mise à rêver en regardant de loin l’illustration sur la jaquette de son livre, couleur peau, et en me demandant quelle partie du corps se trouvait représentée là. J’ai pensé à deux jambes entrelacées après l’amour jusqu’à ce que je voie, en m’approchant, qu’il y a en fait deux visages, l’un posé sur l’autre, reproduits en si gros plan qu’on n’en aperçoit qu’une partie. Le front, l’arcade sourcilière, les yeux fermés, le haut du nez : paysage vallonné aux lignes douces, sensuelles.

La première nouvelle, comme presque toutes celles du recueil, s’ouvre d’ailleurs avec la description d’un paysage, celui des Trois Pins, situé quelque part au bord de la rivière Matapédia. Le narrateur, de passage dans la région, est dans un motel où il se propose d’« écrire ce soir – enfin – la simple et tragique histoire de Bernadette et de Gérard ». Il relit leurs lettres d’amour datées de l’été 1958 et les commente, imaginant les motifs, le sentiment d’urgence qui ont poussé Gérard à demander la main de Bernadette. Puis, on suit le narrateur qui fait une visite aux Trois Pins où avaient l’habitude de se rendre Gérard et Bernadette.

« Devant moi, la rivière coule doucement. C’est un matin tranquille. Là-bas, à l’horizon, des fermes, des maisons, des granges qui ont été bâties depuis. La petite pointe est en fait un long banc de sable violet – au printemps, sans doute un haut-fond, quand la rivière monte, après le passage des glaces. Ce jour-là, une petite dune de couleur prune pas tout à fait mûre, sur laquelle Bernadette est assise, tenant à deux mains son ombrelle. Gérard nage dans le courant, à dix mètres de la rive. »

Dans cet extrait, on passe très subtilement de l’époque du narrateur à celle des personnages non pas grâce aux temps des verbes – qui demeurent conjugués au présent – mais au moyen d’une simple locution temporelle, « ce jour-là ». Comme si le narrateur à la première personne, par la magie du lieu, devenait un narrateur omniscient, capable d’éprouver les sensations, les sentiments de personnages dont il n’a pu être le contemporain – on apprendra quelques lignes plus loin qu’il s’agit en fait de ses parents.

« Il faudrait mes bras, ceux d’un autre et d’un autre encore, pour faire le tour du plus mince des trois arbres. Leurs bras à eux, étirés jusqu’à leur donner mal aux épaules, ne suffisent pas à l’encercler. Je les vois : ils se collent à l’arbre, ils embrassent le pin géant, leurs joues se frottent à l’écorce rugueuse. »

En se rendant à l’un des endroits de prédilection de ses personnages, en décrivant le paysage, il voit et, capable de voir, il est en mesure de raconter. À tel point qu’il peut même, en se rendant au lac des Huit Milles, là où son père s’est noyé, faire le récit de sa disparition au « je », comme si c’était le père qui rapportait à son fils ce qui s’était passé.

Dans cette première nouvelle, intitulée « Espèces en voie de disparition », ainsi que dans « L’accidentée » et « Des nouvelles d’Afrique », les personnages font, à des moments charnières du récit, l’énumération de leurs place-names, ces lieux où ils ont été heureux, où ils ont aimé ou été aimés, pour s’accrocher à la vie, surmonter leur peur du danger, de la mort. Dans Le Vacarmeur, Robert Lalonde a écrit, à ce propos : « Le pouvoir des histoires, celui des paysages. Je ne crois à rien d’autre. J’ai mes coins guérisseurs, et me récite souvent leur nom […]. La littérature, ce n’est que cela au fond : le récit de place-names magiques. »

La première nouvelle, éponyme du recueil, se clôt par une autre longue énumération, non pas de place-names, mais de « spécimens en voie de disparition, mon père, ma mère, tels la grue blanche américaine, l’âne sauvage de Somalie, l’aigle des singes des Philippines […] et notre faucon pèlerin ». J’ai demandé à Robert Lalonde, lors de notre entretien1, pourquoi il avait intitulé son recueil Espèces en voie de disparition.

« Parce qu’une certaine façon de vivre est en train de disparaître. J’ai donné ce titre à mon recueil en espérant que les gens qui le lisent ne soient pas d’accord avec l’idée qu’on laisse disparaître ça. L’automne dernier, j’étais dans une chambre d’hôtel, quelque part en Europe. À la télé, on passait Un pays sans bon sens de Perrault. J’ai pleuré à chaudes larmes en me demandant : “Comment ça se fait qu’on n’est plus capable de se parler ainsi, comment ça se fait qu’on évite à tout prix les conflits, qu’on cohabite avec l’impression qu’il faut être heureux et ne pas se laisser ‘contaminer’ par les gens? Comment ça se fait que nous, qui n’étions pas comme ça, le sommes devenus?” […] Ce qui a achevé de me convaincre de la terrible victoire presque mondiale du capitalisme en ce moment, c’est mon voyage au Japon où le capitalisme est “bétonné”. Je ne sais pas comment ils vont s’en sortir. Tout, là-bas, n’est que deal d’affaires, triomphe de la technologie. Notre mode de vie est en danger. Comment survivre? Je ne sais pas. […] Là bas, les gens se rencontrent par hasard, entre deux buildings bétonnés. Et dire qu’il y a des gens, dans notre société, qui veulent nous amener là… quand je dis que je veux revenir en arrière, c’est à ça que je m’oppose. »

Pendant le congé des fêtes, lisez – ou relisez – Robert Lalonde. Vous verrez : vous ne pourrez plus vous en passer.

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Notes:

1. Peut-être serez-vous étonné, voire déçu, à la fin de la lecture de cet article, en constatant qu’il y a peu d’extraits cités de l’entrevue avec Robert Lalonde. Peut-être vous demanderez-vous même si elle a bel et bien eu lieu. Oui, en avril dernier, dans le cadre du Salon du livre de Québec, Robert Lalonde a eu l’amabilité et la générosité de m’accorder, entre une autre entrevue et une séance de signature, une heure et demie d’entretien. Nous étions au restaurant du centre des congrès, à l’heure du dîner. J’avais placé sur la table, devant nous, mon appareil d’enregistrement numérique. En rentrant chez moi, j’avais hâte de réécouter l’entrevue, car je savais qu’il y avait des trésors. Mais voilà. Je me suis aperçue que j’avais réglé par mégarde l’appareil à la vitesse la plus lente d’enregistrement. Résultat : une catastrophe! La plupart des passages inaudibles! La voix de Robert Lalonde était noyée dans les éclats de rire de nos voisins de table, le cliquetis des ustensiles dans les assiettes, le bruit des tasses déposées à chaque gorgée dans leur soucoupe… J’ai mis longtemps à me remettre de la déception que j’ai éprouvée ce jour-là, bien que j’aie appris à me servir de mon appareil numérique…

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