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Les neuf vies de Toussaint Cartier

Par Claude La Charité le 2007/11
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Les neuf vies de Toussaint Cartier

Par Claude La Charité le 2007/11

Toussaint Cartier, l’ermite qui vécut sur l’île Saint-Barnabé au XVIIIe siècle, est certainement le plus célèbre Rimouskois de l’histoire. Par un curieux paradoxe, il est aussi le moins connu. Le peu que l’on croit savoir à son sujet provient, pour l’essentiel, de sources postérieures à sa mort. Et ces documents sont surtout des œuvres de fiction littéraire ou des textes plus attachés à confirmer la vocation religieuse de Rimouski qu’à rétablir la juste mémoire de celui qui fut le premier ermite d’Amérique. Retracer la manière dont la littérature imagina le personnage de Toussaint Cartier, c’est parcourir à la fois l’histoire de Rimouski et l’invention de la littérature québécoise dans l’Est du Québec au XIXe siècle.

Les quelques actes notariés de son vivant sont avares de détails sur les motivations de celui qui, en 1728, décida de se retirer seul « afin de faire son salut » et ce, jusqu’à sa mort, survenue le 30 janvier 1767, à l’âge d’environ soixante ans. Or, cette vocation a quelque chose d’intrigant à une époque où, comme le souligne l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, « les ermitages sont devenus rares ».

Montcalm, le « marquis qui perdit », est le seul contemporain qui ait laissé un témoignage sur Toussaint Cartier, dans son journal, à la date du 6 mai 1756, à propos de l’île Saint-Barnabé : « un gentilhomme breton des environs de Morlaix, […] par singularité ou dévotion y mène la vie d’un ermite, et se sauve même dans les bois, si on cherche à l’aborder ». L’hésitation de Montcalm sur l’explication de la vocation de l’ermite, singularité ou dévotion, est d’autant plus compréhensible qu’au début du siècle, un imposteur, Georges-François Poulet dit M. Dupont, prêtre français janséniste, avait cherché à se faire passer pour ermite à Trois-Pistoles, de 1714 à 1717.

Toujours est-il que deux ans seulement après sa mort, l’ermite faisait sa grande entrée dans la littérature, en tant que personnage de roman dans The History of Emily Montague (1769) de Frances Brooke. Devant l’énigme insondable d’une pareille réclusion volontaire, la romancière britannique avança l’hypothèse d’un amant éploré, ayant perdu sa femme lors d’un naufrage au large de Rimouski : « Tous les matins près de sa cendre froide, je plains son sort et conjure le ciel de hâter l’instant de notre réunion. » Cette version d’un ermite voué au culte bien terrestre de sa défunte bien-aimée fera scandale au XIXe siècle.

En 1829, Joseph Signay, coadjuteur de l’évêque de Québec, consacra un court texte aux témoignages recueillis auprès de vieillards de Rimouski. Né en France, Toussaint Cartier aurait décidé de venir en ce pays à l’âge de 28 ou 29 ans et, dans la traversée, sur le point de périr dans un naufrage, il aurait fait vœu de vivre séparé du monde dans le premier lieu où il toucherait terre. Ce fut l’île Saint-Barnabé. Petit détail que Signay est le seul à révéler : l’ermite aurait été épileptique et aurait eu souvent mal aux yeux. Seul son chien arrivait à apaiser sa douleur en lui léchant l’œil.

Il n’est pas innocent que Joseph Signay qui contribua à l’érection de Saint-Germain-de-Rimouski en paroisse la même année, en 1829, ait ainsi cherché à mettre en évidence la vocation religieuse naturelle de Rimouski et à proposer l’ermite en modèle d’édification à ses ouailles, en rappelant sa fin exemplaire : « Sa mort, comme l’avait été sa vie, fut un sujet d’édification, par les vifs sentiments de foi, de patience et de résignation, qu’il fit paraître. »

Toussaint Cartier servit à nouveau d’argument pour l’avancement de la cause de l’Église, à la veille de l’érection diocésaine et de l’installation du siège de l’évêché à Rimouski en 1867. Dans la rivalité qui l’opposait à Rivière-du-Loup, Rimouski avait une longueur d’avance grâce à son ermite. C’est ainsi qu’en 1865 Joseph-Charles Taché, ultramontain convaincu, « idole du clergé » selon Casgrain, publia, dans la revue Les Soirées canadiennes, un article sur Toussaint Cartier, dans lequel il s’attachait à réfuter la scandaleuse version de Frances Brooke, « pitoyable roman d’amourettes », et à mettre en avant l’honorabilité et la fidélité qui caractérisent les temps et les hommes de foi.

Vue sur les îles du Bic à partir de la rive nord de l’île Saint-Barnabé, photographie de Claude La Charité.

Vers la même époque, l’abbé Louis-Édouard Bois rédigeait un roman, laissé manuscrit, intitulé Toussaint Cartier ou l’ermite de l’île Saint-Barnabé. Ce roman fait de Toussaint Cartier un descendant de Jacques Cartier et un écrivain animé de l’ambition dévorante de réécrire, en mieux, les relations de voyage de son aïeul, en refaisant la traversée vers le Nouveau Monde. Au large de l’île Saint-Barnabé, un horrible naufrage amène le jeune homme à s’amender de sa folle ambition, en sanctifiant sa vie, « s’il plaît au Seigneur de la prolonger encore ».

Plus récemment, enfin, Jacques Poulin, dans son roman Les Grandes Marées (1978), proposa une variante laïque de l’ermite, devenu simple solitaire, réfractaire au mariage et séduit par le mystère et la beauté de l’île.

Qui était donc Toussaint Cartier? Un veuf éploré? Un homme décidé à faire son salut? Un solitaire par singularité? Un libre penseur? Un miraculé, sauvé du naufrage, par la providence? Un écrivain perdu par l’ambition? Un célibataire endurci? Un misanthrope? Un épileptique ayant voulu se mettre à l’abri des superstitions de ses contemporains qui voyaient dans cette maladie une sorte de possession diabolique?

Notre ermite, comme les chats, a eu au moins neuf vies.

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