La page blanche éclate sous mes yeux comme un midi de trop soleil. Aveuglé par le vide. Cette page, je l’offrirais ce matin à tous les bâillonnés de l’univers, à ceux qui n’ont jamais la chance de s’exprimer, soit qu’ils n’en possèdent pas les moyens physiques ou intellectuels, soit que le pouvoir veille du haut de ses miradors prêt à tirer sur tout ce qui bouge. Je l’offrirais à ces nouveaux esclaves de la marine marchande, Roumains, Philippins ou autres qui bossent sur des porte-conteneurs aux soutes puant le cambouis et le mazout, qui ne mangent pas à leur faim et doivent se battre pour recevoir leur paie. Les navires où ils triment nuit et jour n’ont de complaisant que le pavillon sous lequel ils s’affichent – Panama, Bahamas, Îles Inconnues –, belles manigances capitalistes qui permettent aux armateurs de se soustraire aux lois fiscales, à la législation sociale et aux lois du travail des États « normaux ».
Cette page blanche qui se noircit de plus en plus de la misère des autres, je voudrais la glisser entre les doigts de ces millions de travailleurs qui œuvrent dans le tiers-monde dans des usines de fortune, mal éclairées, mal ventilées, les produits toxiques et l’air vicié s’imprégnant jour après jour dans les lobes de leurs poumons, comme ce fut le cas ici pour les travailleurs de l’amiante, ceux de l’aluminium et bien d’autres. Il aura fallu, justement, que des intellectuels, des journalistes, des syndicalistes, voire des prêtres se lèvent aux côtés des travailleurs pour que leurs droits et leur santé soient enfin respectés.
Mais avez-vous constaté le subtil glissement qui s’est opéré dans notre belle société québécoise au fil des dernières décennies? Jusqu’à la Révolution tranquille, nous constituions nous aussi une main-d’œuvre bon marché – cheap labour, Nègres blancs d’Amérique – qu’on exploitait allègrement pour faire tourner la grosse machine à profits de nos voisins. On bradait nos ressources naturelles à des prix dérisoires, une bonne habitude que nous n’avons pas tout à fait perdue. Mais nous avons pris du galon. Comme la majeure partie des sociétés occidentales, nous occupons maintenant la strate supérieure de la pyramide des nations riches et nous abandonnons les « basses œuvres » aux bons soins de ces malheureux étrangers qui feraient tout et n’importe quoi pour sortir de la misère et accéder à un niveau de vie que nous jugeons aujourd’hui « normal ». Ce sont maintenant des Mexicains qui sarclent les champs et récoltent les légumes, une tâche où nos ancêtres se sont cassé les oncles pendant des générations. Si par un hasard tout à fait surprenant, vous avez affaire en pleine forêt à Chute-des-Passes, à 160 kilomètres au nord d’Alma, vous risquez de tomber sur des équipes de débroussailleurs originaires du Mali ou du Rwanda! Et impossible de dresser la liste des dizaines et des dizaines de pays « en voie de développement » dont sont originaires tous ceux et celles qui s’affairent derrière les machines à coudre, au-dessus des amoncellements de vaisselle sale, ou dans les chiottes des maisons bourgeoises d’Outremont ou d’ailleurs.
À l’ombre du géant américain et parce qu’après tout, il en faut bien des consommateurs pour acheter tous ces fichus produits qui inondent le marché, nous sommes passés de peuple exploité à peuple exploiteur. C’est à cause de cette réalité que nous avons perdu notre mordant. On ne se plaint pas la bouche pleine comme le dit si bien l’adage. L’indépendance du Québec, la souveraineté et toutes les nobles vertus qui s’y rattachent, à quoi bon finalement? Ne bénéficions-nous pas du souverain pouvoir d’achat? Ne jouissons-nous pas d’une belle indépendance individuelle de pacotille qui permet à chacun de s’acheter un char, une motomarine, un VTT, un iPod, ou l’indispensable dernier gadget à la mode? On nous regarde de tous les coins du monde, et on nous envie. Dans chaque bled, dans chaque village, dans le recoin le plus perdu, il existe au moins un écran de télévision sur lequel les enfants rivent leurs yeux et construisent leur rêve. Quitter cette terre battue où il n’y a plus d’espoir, se débarrasser du carcan de ces coutumes ancestrales, manger à sa faim, accéder enfin à cet univers de richesse et d’abondance, voitures et poupounes chromées, étals débordant de victuailles, comptoirs pleins à craquer de vivres de toute sorte, vitrines clinquantes regorgeant de produits de luxe.
Alors, tous les moyens sont bons pour rompre les amarres de la misère et voguer vers ces nouveaux Eldorados, bastions de la modernité et de la prospérité. Embarcations de fortune, conteneurs cadenassés, kilomètres de déserts arides à traverser, l’important est de toucher à la frange de ces univers, de s’y dissoudre dans la masse, de trouver une petite faille permettant de mettre un premier pied dans l’étrier. Et après, on verra bien comment s’arranger avec les locaux. Après tout, plus je me rends indispensable, plus ils ont besoin de moi. Et comme ils disent si bien ici : « Attends t’à l’heure! Chus prêt à me montrer accommodant pis raisonnable. Mais m’a leur en faire noircir du papier! »