En voyage, il y a toujours un premier instant mémorable à ranger dans la boîte à souvenirs. En Chine, ce fut sans contredit l’achat groupé de vélos et le retour de la trentaine d’étudiants québécois (dont j’étais) sur leurs vélos tout neufs dans la cohue de l’heure de pointe à Tianjin. Sur le campus de Nankaï, organisé comme une petite ville (marché, commerces, poste, banque, etc.), le vélo constitue le moyen de transport par excellence. Or les rues ne comportent ni feux de circulation ni panneaux d’arrêt. Comment alors traverser une intersection lorsqu’il y a un flot de vélos continu? Le plus simplement du monde : en ralentissant avant de traverser, la circulation s’ajustant spontanément. Il suffit de s’intégrer dans le flux sans se poser de questions. Inutile de dire que personne ne roule vite. Sensation délicieuse du zen au quotidien. Puis j’ai découvert qu’il en était de même en ville malgré la cohabitation avec l’automobile qui se fait à grands coups de klaxon. Cela me semble tout à fait caractéristique du « vivre ensemble » chinois.
Le peuple chinois a toujours été le plus populeux sur cette planète. La plus ancienne civilisation « vivante » au monde a choisi comme stratégie de survie des règles du vivre ensemble qui privilégient depuis des millénaires le groupe par rapport à l’individu, ce qui a certes favorisé le despotisme, mais n’a pas empêché la recherche du bonheur pour autant. Cette quête du bien-être pour l’individu, dans sa tête et dans son corps, s’est toujours faite dans la frugalité et la contemplation de la nature1. L’idée que le bonheur n’est pas lié à quelque facteur externe est en effet profondément ancrée dans cette culture. La Chine ayant sans cesse été menacée par la famine jusqu’en 1960, on a donc fait rimer bonheur avec sagesse.
Selon José Frèche2, pour vivre pacifiquement, ce pays « plein » a choisi le rire comme « élément transactionnel fondamental avec l’autre »; il craint maintenant que l’hypercapitalisme et le consumérisme ne viennent renverser cet équilibre en distillant le poison des désirs jamais assouvis menant à la perte de sens. « Le jour où les Chinois seront aussi tristes que nous, dit-il, les ennuis commenceront pour le monde occidental. » Il est vrai que si les Chinois devenaient aussi voraces et belliqueux que les Américains…
Dans un monde idéal, les valeurs de l’Occident, tels les droits et libertés de la personne, la démocratie, se conjugueraient avec la prédominance de la collectivité (pour la préservation de la planète) et le développement spirituel de l’individu, des valeurs chères à l’Orient. Vaut mieux parfois rêver d’Utopie que d’envisager le pire des scénarios.
Je n’ai pas de boule de cristal pour prédire l’avenir de la Chine, mais je peux témoigner que les valeurs traditionnelles n’ont pas été complètement éradiquées par le régime de Mao, le dernier empereur. En route vers le mont Tai à bord d’un car, je trouvais que le chauffeur était un peu trop enthousiaste lorsqu’il s’agissait de jouer du klaxon. J’en étais même venue à croire qu’il exprimait un caractère agressif quand soudain il stoppa le véhicule en plein milieu de la chaussée et se pencha vers le pare-brise pour observer quelque chose : un hérisson traversait tranquillement la grand-route. La terre arrêta de tourner. Le sourire attendri, le chauffeur regarda le petit animal prendre son temps, puis disparaître dans les fourrés. Lorsque l’homme releva la tête pour s’adresser à notre guide, c’est le visage inondé de bonheur. J’avais beau ne rien comprendre à ce qu’il disait, je pouvais néanmoins percevoir l’exultation dans sa voix. Selon d’anciennes croyances, le hérisson est un animal sacré.
Cet état de bonheur, j’ai pu l’observer une autre fois. Reçus par un cadre supérieur de l’université, nous avions eu droit au tour du propriétaire. Cet homme resplendissait de fierté en nous faisant admirer le décor moderne, les fauteuils en cuir, la salle d’eau avec jacuzzi, le climatiseur mural à panneau coulissant télécommandé, etc. Puis, pendant que nous étions installés au salon à déguster un plateau de fruits, il est allé nous chercher sur le balcon un jasmin en pot tout fleuri qu’il a déposé sur la table comme la merveille du monde. À genoux près du pot, rayonnant de bonheur, il vanta la finesse du parfum, la délicatesse des fleurs. Le luxe de son appartement n’était plus rien à côté de la beauté du jasmin.
Même sous le rouleau compresseur de la banalisation mondiale, je doute qu’on puisse extirper facilement la Chine du Chinois. Pour la suite des choses, tout dépendra du legs culturel – dont la langue et l’écriture sont les premiers gardiens – qui sera fait à la génération d’enfants uniques actuellement bombardés par la pub. À condition, bien entendu, de ne pas les élever comme de petits empereurs.
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Notes:
1. On peut lire à cet égard un classique chinois du XVIIIe siècle : Fou CHEN, Récit d’une vie fugitive, Paris, Folio, 1977.
2. José Frèche, Quand les Chinois cesseront de rire le monde pleurera, Paris, Éditions XO, 2007.